Le long couloir
J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.
Un fardeau léger
31 janvier 2017
Mon sac de tissu en bandoulière pèse un bon nombre de kilos, mais je me sens léger comme une plume.
Le soleil de plomb me fait suffoquer sous les couvertures épaisses posées sur mes épaules, mais je suis frais comme la fleur matinale. Les cailloux pointus du chemin martyrisent mes pieds nus, mais mon esprit glisse sur du velours.
Encore, je venais de tourner une page, ou plutôt d'en froisser une. Je renonçai à une existence absurde dans laquelle je m'étais laissé embourber, année après année. J'enseignais dans une grande école dépourvue de discipline à des adolescents qui n'avaient cure des matières auxquelles je tentais de les sensibiliser. Je réalisais aussi des films, avec toutes les difficultés que cela impliquait, sans compter une absence totale de gains.
Abandonnant ma petite chambre climatisée avec presque tous les ustensiles que j'y avais accumulés, sans dire au revoir à quiconque, je quittai, à l'aube, ce colossal “navire” prétendu monastique – mais qui avait déjà “coulé” depuis bien longtemps, au fond d'un “océan” d'aberrations et de perversions. Bien vite, je m'engageai au hasard des chemins en direction de la campagne.
En dépit de tout l'inconfort de ma marche, le fardeau que je laissais derrière moi était tel que, de m'évader vers des terres inconnues avec aucun autre projet que de méditer, me mis en extase.
À propos de fardeau, vous devez peut-être vous demander pourquoi mon sac était si lourd. J'avais emporté ma réserve de céréales, lait en poudre et cacahouètes. Jusqu'à leur épuisement, elles m'aideraient à compléter mon alimentation, fort peu équilibrée dans les monastères pauvres de Birmanie. Je transportais aussi quelques cubes de savon de Marseille qu'on avait eu la gentillesse de m'amener.
Bien que je demeurais toujours souriant, le regard amical, mon apparence faisait peur. Ma toge marron – et non rougeâtre comme celle des moines –, suscitait la méfiance. À mon passage, les femmes se précipitaient vers leurs enfants pour les prendre dans les bras, comme si je m'apprêtais à les dévorer tout crus. Dans un pays où le crâne fraîchement rasé était synonyme de pureté et de noblesse, mes longs cheveux en cordes entremêlées évoquaient le dégoût, et ma barbichette le terrorisme.
Après environ 36 heures, je trouvai un moine qui accepta de m'héberger dans son monastère.
Il en va de même pour les individus inconscients qui les habitent, enroulés d'une toge rougeâtre et que les gens appellent moines.
Je ne critique pas, je décris ce que je vois : des individus victimes d'un système religio-culturel dévié dans les rituels superficiels (pléonasme) et figé dans le culte des apparences.
Au milieu des statues
L'abbé m'installa au fond du monastère, dans une construction grillagée abritant un ensemble de statues poussiéreuses, et un éléphant grandeur nature en papier mâché, destiné aux processions. Il eut la gentillesse de me faire apporter chaque jour le déjeuner. J'en laissais quelques restes à une petite chatte qui ne manquait jamais de se faufiler entre les barreaux de ma porte pour venir me témoigner son affection. Ma seule préoccupation était de bien méditer.
Le premier jour de cette nouvelle retraite, j'avais décidé de ne rien faire du tout, au sens propre du terme. Il ne s'agissait pas de s'affaler sur une chaise longue, un paquet de chips sur les genoux, un œil sur la télévision, l'esprit égaré dans les pensées. Il s'agissait de tout lâcher, de ne pas même accorder d'attention a quelque pensée que ce fût. Ce qui subsistait n'était donc que ce que j'éprouvais à l'instant présent.
Chaque fois que mon esprit tentait de glisser ici ou là, je revenais, visais et restais uniquement sur cet instant présent, comme une paisible statue pour qui le temps n'existe pas.
Plus vite que jamais, j'obtins du samãdhi, je restais seulement dans le présent.
Ma méditation allait bon train, car je laissais complètement aller les choses. Contrairement à bien d'autres fois, je n'essayais rien, je ne poussais nulle part, et surtout, je n'attendais rien.
Cependant, on ne put parler de conditions idylliques. J'étais accablé par un parasite de peau qui me démangeait atrocement, dans la zone allant du ventre aux genoux. L'abbé me fit conduire chez deux docteurs différents qui m'encombrèrent de cachets autant inefficaces les uns que les autres.
Le monastère était peuplé de jeunes moinillons. Ils passaient du temps à jouer au football devant mon abri, surexcités, hurlant et expédiant régulièrement le ballon frapper à pleine puissance contre mon grillage.
Souhaitant trouver plus de calme, j'allais passer mes après-midi dans les petites grottes de la colline voisine. Elles offraient un abri bienvenu contre la fournaise déjà présente en cette mi-février, et contre les haut-parleurs qui ne cessaient de cracher en boucle musiques et récitations.
Les créatures qui me mirent le plus à l'épreuve ne furent ni les chauves-souris, ni les moustiques, mais les humains. Ils visitaient fréquemment ces grottes. Qu'il s'agît de jeunes gens ou de couples, bien qu'ils m'apercevaient clairement, ils criaient, riaient et s'amusaient, considérant la grotte comme une maison hantée foraine. Certains seulement, ressortirent en courant, hurlant de terreur, après m'avoir pris pour un fantôme.
Une fois, un homme s'installa juste à côté de moi, fit des offrandes à une statue, sonna un gong de toutes ses forces, puis ne cessa plus ses récitations à haute voix. Ici, les statues sont bien plus respectées et soignées que les humains qui se consacrent à la méditation.
De la même façon, tandis que j'étais au monastère dans mon abri, une famille est entrée. Faisant fi de ma présence, ils se sont mis à parler et à dépoussiérer les statues d'ogres et autres créatures mythiques avec qui je partageais ce logement. Pensez-vous qu'ils m'aient pris pour l'une de ces pièces de ciment peintes ? Si ç'eut été le cas, ils m'auraient aussi passé le plumeau sur le visage.
À la fin, juste avant de se prosterner devant ces objets inertes, ils leur ont donné de délicieuses bananes. Bien sûr, ç'eut été un sacrilège d'y toucher. Elles durent pourrir dans ma “chambre”, même si les moinillons du monastère avaient besoin de fruits pour leur croissance, et qu'ils n'avaient que rarement l'occasion d'en manger.
4 mois dans un couloir
Quand arriva mars, après avoir témoigné ma profonde gratitude à l'abbé, je me rendis de l'autre côté du grand fleuve, dans un petit monastère bien tranquille, niché dans le recoin isolé d'une colline. L'endroit était bordé d'arbres abondants de fleurs rouges, dignes d'une image de calendrier.
L'abbé était d'une humilité exemplaire. Il s'adressait à moi comme s'il était mon serviteur, ce que je trouvais fort inspirant. Il prenait grand soin des résidents de son monastère : trois moines et trois laïcs, mais aussi une ribambelle de chats et leurs chatons, un vieux chien qui semblait aussi humble que son maître, et des oiseaux piaillant de bonheur.
Le petit-déjeuner et le repas de 11 heures se prenaient dans un vieux bâtiment de bois sombre au parquet délabré. Nous étions assis sur des nattes autour de grandes tables basses et rondes – typiques en Birmanie. Les deux cuisinières mettaient tout leur cœur à la préparation de petits plats végétariens, délicieusement dangereux pour qui aurait souhaité réduire ses attachements culinaires.
Le reste du temps, je ne sortais que pour la douche. Toute la journée et toute la nuit, je baignais dans le silence, la fraîcheur et l'obscurité d'une grotte artificielle : les conditions de rêve pour tout méditant !
Creusée il y a environ un siècle, cette grotte se présentait sous la forme d'un long couloir parfaitement droit. Tout au fond se trouvait un emplacement pour la méditation assise et, à mi-chemin, une niche creusée sur le côté en guise de chambre à coucher.
Ce couloir symbolisait mon passage d'une existence égarée dans les activités artistico-éducatives, vers une existence… d'ascète, tout simplement. Trois ampoules l'éclairaient quand j'avais besoin de marcher un peu. La saison devenait trop chaude pour l'extérieur.
Un endroit de rêve tout plein de charme. Chose rare dans le pays, les toilettes restaient propres, sans odeur. Au bas de la colline, un docteur me donna une potion moderne qui fit disparaître mes démangeaisons le jour même. Seule la fumée de cigarette du vieillard demeurant en face de la grotte, mes périodes d'épuisement et quelques visiteurs bruyants firent me souvenir que je ne me trouvais pas dans un monde céleste.
Datant de plus de cinq siècles, le monastère semblait aussi discret que l'abbé. J'y aurais volontiers séjourné cinq siècles de plus, mais les cuisinières durent rentrer dans leur village après 4 mois et l'abbé refusa que je me contentasse de la nourriture huileuse et pimentée que les moines collectaient avec leur bol.
Une pente glissante
Début juillet, je me retrouvai dans un petit monastère de forêt, aussi silencieux que le précédent. Les singes remplaçaient les chats, je demeurais aussi dans une grotte, mais elle était naturelle et plus petite. On y accédait après avoir grimpé une demi-heure sur le flanc d'une montagne.
Le sentier était à peine tracé, avec de dangereuses pentes caillouteuses. Avec la pluie, il devenait si glissant qu'il était facile de déraper et de se briser le crâne sur une pierre. Pour limiter les risques, je ne descendais qu'une fois par jour, à l'aube. Je restais du petit-déjeuner au déjeuner, profitant entre-temps d'une douche et de méditer dans une hutte. Les dents brossées, je remontais, vers onze heures.
L'abbé ne possédait pas l'humilité du précédent. À l'instar de beaucoup d'autres, il régnait ici comme un petit roi. Comme il vivait entouré de sa cour, isolé dans une grotte bien aménagée, je ne le croisais jamais.
Éloigné de toute zone habitée, ce lieu me convenait assez. Hélas, deux types d'insectes, qui visiblement ne s'en prenaient qu'aux blancs, me rendirent la vie peu réjouissante. Des fourmis géantes m'injectaient – plusieurs fois par jour – un poison d'une douleur intense qui persistait jusqu'à trois jours. Jugeant cela insuffisant, des moustiques m'attaquaient à toute heure de la journée, m'infligeant des cloques rouges aux terribles démangeaisons. Jamais je n'eus connu cela en d'autres lieux.
Réfléchissant à une nouvelle destination, je me souvins d'un moine rencontré huit ans auparavant dans le sud du pays. Il était bien établi dans la méditation et dans la discipline monastique. Il m'indiqua qu'il avait son propre monastère, dans le nord-ouest, près de Monywa. Comme cela se trouvait dans la région voisine, je songeai qu'il serait une bonne idée d'aller lui rendre visite.
De plus, après six mois de profond silence et d'une méditation plutôt austère, je ressentais le besoin de me changer les idées.