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Certains monastères paraissent pour le moins fabuleux vu de l'ex­té­rieur. Mais qu'en est-il de leur fonc­tion­nement, de leurs rési­dents, et des diffi­cul­tés à y faire ce qui pour­tant est à l'ori­gine de leur création : la méditation.

De traditions amusantes en absur­dités, visitez, entre autres, un monas­tère insu­laire, un monas­tère-ca­serne, et un monas­tère en pleine cam­pagne…

Suggestion pour une lecture efficace
Imaginez, vous n'êtes pas sur le Web : effec­tuez des pauses, prenez le temps de réfléchir…

Une île, une caserne
et des champs

100 % pur jus

J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.

Début de ce récit : Moine en escapade

L'île aux jacques

L'endroit ressemble à un coin de paradis. Un lac entouré d'un patch­work de champs rouges et verts, des mon­tagnes claires et basses au loin.

On traverse un pont de bois archaïque long d'un demi-kilo­mètre, et l'on débar­que sur une île pres­que coni­que, effet accen­tué par un stupa domi­nant en son centre. Ainsi, on ne la tra­verse pas, on en fait le tour.

Elle est en grande partie couverte d'un gazon régu­lière­ment tondu – inso­lite pour la Birmanie – et d'un verger. La plu­part des arbres sont des jacquiers, qui don­nent un fruit qui riva­lise de taille et de poids avec la pas­tèque. Jaune, filan­dreuse et ba­veuse, la jacque est très appré­ciée en Asie. Hélas, c'est le seul fruit que mon esto­mac n'acce­pte pas.

Depuis la hutte de béton où je loge, la vue est fan­tas­tique. L'endroit est d'un silence délectable. Il y a trois moines et trois vieilles nonnes, chacun dans son logis. La jour­née, on peut voir des em­ployés en uni­forme entre­te­nir les lieux. L'abbé, la soixantaine, est un ancien boxeur.

C'est lui qui décide de tout sur l'île. Les abbés de cam­pagne me rap­pel­lent un peu les sei­gneurs du Moyen-âge. On est loin des moines effa­cés, refu­sant toute pos­ses­sion et ne de­man­dant jamais rien.

Le matin, de minuscules oiseaux viennent me saluer. Ils sont si petits que je les prends d'abord pour des insectes. Ils ne sont pas peureux, car je peux m'en appro­cher à un mètre à peine. À l'in­verse, il y a des pa­pil­lons géants. Le dessin de leurs ailes imi­tent d'une manière sai­sis­sante les yeux per­çants d'un gros reptile.

Ici, les nonnes, qui parlent une langue locale mais pas un mot de birman, pré­pa­rent une nour­ri­ture simple et savou­reuse, mais trop épicée. Je décide donc, dès le len­de­main, d'aller cher­cher ma pi­tance au village.

Vers les 9 heures, bien emballé dans ma robe et mon bol léger en main, je longe le pont et tra­verse la cam­pagne jusqu'au village. Quand je pé­nètre dans le marché, les mar­chands me font m'as­seoir et m'appor­tent tous des plats divers, goû­teux et chauds. L'ali­men­tation chaude est rare en Bir­manie, sur­tout pour un moine. Ensuite, je suis rac­com­pagné en moby­lette jusqu'au pont.

Ces conditions paraissent si belles qu'on peut se deman­der où se trouve le hic. Il se trouve en haut des arbres.

Des haut-parleurs sont disposés de sorte à couvrir toute l'île. Deux fois par jour pen­dant une heure et demie, le tendre silence est sac­cagé par une abo­mi­nable et dis­sonan­te voix qui crache des réci­ta­tions que per­sonne n'écoute ni ne com­prend. Ce médi­ticide inter­vient à 18 heures, puis à 2 h 30 le matin ! Réveil brutal, ren­dor­mis­se­ment im­pos­sible. Je tente malgré tout de résis­ter, mais ne tiens pas plus de huit jours.

Caserne de méditation

3 camions, 2 minibus et 1 mobylette me mènent au sommet d'une colline domi­nante du pla­teau shanois. Elle est enve­lop­pée par des vents qui voilent et dévoilent une bande de mon­tagnes aux cou­leurs sai­sis­santes et si éloi­gnées que j'arriverais pres­que à croire que la Terre est plate.

En ce lieu, est supposé se trouver un centre de médi­tation. Pour­tant, tout me laisse croire que je me trouve dans une ca­serne, à l'ex­cep­tion de la cou­leur de l'habit des sol­dats, heu… pardon, des moines.

Ici, tous les actes de la vie quoti­dienne font l'objet d'un emploi du temps réglé comme du papier à mu­sique, y com­pris la douche et la lessive. Ça n'est pas si excep­tion­nel, il existe d'autres centres de médi­tation – camp de médi­tation, comme disent les Birmans ! – tels que celui-ci. Disons que ça n'est pas le genre de monas­tère qui corres­pond à mes cri­tères. Visi­ble­ment, cer­tains adorent, sur­tout les dé­bu­tants pour qui un emploi du temps vide, donc libre, pour­rait être perçu comme un vertige.

Si vous avez une longue expérience de médi­tation et de vie monas­tique, vous pour­riez vous sentir comme un pilote de for­mule 1 con­traint à être chauf­feur de taxi dans une ville à la vi­tesse très limi­tée et aux nom­breux pan­neaux de signa­lisa­tion.

Ce qui est grandement appréciable, c'est ce complet si­lence qui règne, on n'en­tend pas un seul chien. C'est si rare, en Bir­manie. Il est même inter­dit de parler, en dehors des en­tre­vues de médi­tation. Le temps d'une re­traite, le "Noble Silence”, comme on l'appelle, est une excel­lente chose. En revan­che, sur le long terme, ce peut être nocif.

L'amitié monastique

Bouddha a souligné l'importance de s'entraider entre com­pagnons.

Il y a le temps de la pratique, où cha­cun reste isolé dans le si­lence, et le temps du partage d'ex­pé­riences, essen­tiel pour pro­gresser sur la voie de la sa­gesse. Bouddha appelait cela “l'amitié dans la vie monas­tique”.

Les vil­lages sont loin, et sur­tout, le monas­tère est dé­pour­vu de hauts-par­leurs, car oui, les en­droits les plus bruyants du pays sont les monas­tères !

Quand je m'apprête à aller voir le colo­nel, heu… pardon, l'abbé, son prin­cipal assis­tant me briefe.

  • Aussitôt que tu entres dans la pièce, garde les mains jointes en signe de respect. Avance len­te­ment, la tête bais­sée. Ne regarde jamais di­rec­te­ment l'abbé. Ne dé­roule surtout pas d'un seul coup ton tapis d'assise. Déplie-le de cette façon…

Là, il me montre précisément, selon un rite imposé par l'abbé, comment ouvrir et poser avec déli­catesse ce petit tapis que les moines, avons tous, plié et posé sur l'épaule. Cette pièce de tissu sert à nous asseoir, géné­rale­ment par-terre, sans se salir la robe.

Il me montre comment fermer la robe en for­mant une manche et un long rou­leau, selon la tra­dition thaïe, bien qu'on soit en Bir­manie. Ensuite, il m'ex­pli­que comment se pros­terner, en posi­tion­nant genoux, coudes, mains et front au centi­mètre près.

Face au ridicule de la situation, j'éclate de rire et m'ex­clame, en birman :

  • C'est exactement comme les militaires !

D'un même élan, je singe le garde-à-vous. Il fait sem­blant de ne pas com­prendre et se met à rire jaune. Mon but n'est pas de me moquer, mais d'aider ces gens à prendre cons­cience que leur esprit est trop acca­paré par les for­ma­li­tés. J'aime­rais pouvoir leur ex­pli­quer beau­coup de choses, mais le problème dans ce pays, c'est qu'ils n'écou­tent pas du tout les étran­gers.

Les moines que j'aperçois ici ne me donnent pas l'im­pres­sion d'être bien immer­gés dans la médi­tation. Ce qui est sûr, par contre, c'est qu'ils excel­lent dans l'art de l'appa­rence parfaite.

En me dirigeant vers le logement du maître, je songe que de toute évidence, je ne ferai pas long feu par ici ! Je ne suis pas venu pour faire le soldat. Pour­tant, dans une caserne, per­sonne n'échap­pe à la dis­ci­pline mi­li­taire.

Dommage, car hormis les obligations con­trai­gnantes, tout est im­pec­cable : calme, propre, pra­tique, esthé­tique, même. Dans les monas­tères, les murs sont sou­vent peints dans ce vert pâle horrible, comme s'il n'y avait qu'une seule usine à pein­ture, pro­dui­sant un seul colo­ris, ou plutôt deux, car les po­teaux et les cadres des fe­nê­tres sont imman­qua­ble­ment peints en rouge foncé.

Ici, les cabanons sont d'un jaune doux, et le reste cara­mel foncé. C'est peut-être un détail, mais l'impact sur mon cer­veau est très positif. Né d'un père impri­meur et d'une mère déco­ra­trice, j'ai tou­jours été sen­sible aux cou­leurs, sur­tout quand elles sont natu­relles.

Après dix minutes de marche sur une grosse épais­seur de gra­viers, me voilà devant la porte de l'abbé officier.

J'entre tel que je le ferais en rendant visite à n'im­porte quel moine : la robe fermée à la birmane, juste un pan autour du bras, ne joi­gnant les mains qu'en arri­vant près de lui, le regar­dant droit dans les yeux. Je dé­roule mon tapis d'as­sise en l'air, le pose d'un coup, et me pros­terne nor­male­ment.

Il ne dit mot. Toutefois, la fermeture de robe semble l'obsé­der quelque peu. Alors il se lève et me montre lui-même comment la fermer.

Je constate à son comportement qu'il aime son rôle de haut gradé.

Il me demande de venir aux récitations du matin, de l'après-midi, à la prise quo­ti­dienne des pré­ceptes et, pire que tout, de méditer dans la salle avec les autres. C'est comme deman­der à un ani­mal soli­taire d'in­té­grer un trou­peau. Quant aux en­tre­vues de médi­ta­tion, bien que je lui in­di­que ne pas en avoir besoin, lui expo­sant en bref ma longue ex­pé­rience, il m'avance un argu­ment im­pa­rable :

  • Même si tu es un être pleinement éveillé, il faut venir aux entrevues.

Comme il s'aperçoit que je ne suis pas novice, il con­cède tou­te­fois à me faire venir qu'une fois tous les quatre jours. Appré­ciant son effort, j'ac­cepte de me rendre aux entre­vues. Par contre, pour le reste, pas question ! Je suis ici exclu­si­ve­ment pour méditer, il n'y a donc pas de temps à perdre.

Après la première nuit, je ne suis toujours pas chassé. Pourvu qu'ils me lais­sent encore en dehors du rang. Je pour­rais ainsi passer une se­conde nuit, ce sera tou­jours ça de pris !

Lisez l'encart ci-dessous afin de com­prendre la suite :

La robe monastique

La robe d'un moine, selon la commu­nauté établie par Bouddha, se compose de deux pièces rectan­gu­laires de tissu.

– la robe du bas
– la robe du haut, presque deux fois plus grande que celle du bas

Vraisemblablement, au temps de Bouddha, ces robes étaient nette­ment plus petites, donc bien plus pra­tiques à porter. La raison étant que les mesu­res de l'épo­que ont été lar­ge­ment exa­gérées par les tra­duc­teurs. Pour cette même raison, les règles monas­tiques actu­elles par­lent de lits et de chaises hautes au moins comme des tables. Fallait-il donc un esca­beau pour s'as­seoir ou se coucher ?

Quand je reste à l'intérieur du monastère, j'uti­lise, en guise de robe du haut, la robe du bas d'une robe de grande taille. Elle est de ce fait nette­ment plus courte qu'une robe du haut clas­sique, mais sa dimen­sion est telle­ment plus hu­maine ! Même en la tirant bien, elle ne des­cend pas plus bas que le haut du genou. Si l'abbé cons­tatait que j'ose porter une telle robe, y compris pour me rendre à la salle à manger, son cœur man­que­rait un battement, et il me ferait fusiller.

Un jeune moine vietnamien le remarque. Comme il est inter­dit de parler, il me fait com­prendre à l'aide de gestes et de gro­gne­ments désap­pro­ba­teurs que la robe su­pé­rieure doit tomber bien en dessous du genou, seu­le­ment une largeur de main de moins que la robe du bas. Je me con­tente de lui sourire gen­ti­ment, pré­fé­rant le laisser croire que je suis un dé­bu­tant qui ignore comment mettre pro­pre­ment sa grande robe, et qui de plus, se moque de l'ap­pren­dre.

À table, j'ai le nez qui coule. Je me mouche dans la ser­viette en tissu dis­posée devant moi. Le moine de tout à l'heure semble horri­fié. Pour­tant, je n'ai fait que suivre l'ha­bi­tude bir­mane à la­quelle je suis tant accou­tumé : une seule ser­viette pour tout le monde, aussi bien pour s'essuyer la bouche que pour essuyer tout ce qui peut l'être ! De plus, ici, nous en avons une chacun. Mon voisin m'offre alors un nou­veau numé­ro de mime pour m'ex­pli­quer que la ser­viette en tissu, c'est seule­ment pour la bouche, et pour le reste, je dois uti­liser l'essuie-tout qu'il me tend gen­timent.

Le repas achevé, je retourne à mon logis et ne le quitte plus jusqu'au petit-dé­jeuner du len­de­main, absor­bé dans ma médi­tation. Après deux nuits, je per­siste à demeu­rer cloî­tré, excep­tion faite des deux repas de la jour­née. Ainsi, j'échap­pe à toutes les réci­tations et autres en­com­bre­ments de l'es­prit. On pré­tend sou­vent que les réci­ta­tions sont une source d'ins­pi­ra­tion pour les dé­bu­tants. Le pro­blème, c'est que cela dé­tourne beau­coup de la pra­tique.

De toute évidence, on ne me tolérera pas long­temps. C'est bête. Pour une fois que j'avais trouvé un monas­tère qui pro­pose une ali­mentation exclu­si­ve­ment végétarienne, encore une rareté en Bir­manie. De plus, elle ne baigne pas dans l'huile, comme ailleurs. Tant pis ! Je suis un moine, pas un tou­riste. Je suis donc tenu de me con­ten­ter de n'im­porte quelle si­tu­ation… dès lors qu'il n'y a pas de sé­rieux obs­tacle à la médi­tation.

Après trois nuits, je constate avec éton­ne­ment qu'on ne m'a tou­jours pas viré. Pour moi, il n'y a pas de doute : l'abbé ferme les yeux, car il est bien con­tent d'avoir parmi ses rési­dents un médi­tant cor­rec­te­ment et cons­tam­ment établi dans sa médi­tation.

Hélas, mon pire ennemi ne me lâche pas d'un poil : le froid. Madame Vent me fait une bise glacée. Elle me souf­fle de mettre les voiles. De jour comme de nuit, les châles pèsent sur mes épaules. La pluie fine du matin ne fait que rete­nir les tem­pé­ra­tures vers le bas. Alors mes rêves éveil­lés de régions tro­pi­cales situées en bas des mon­tagnes ne font que gâter ma mé­di­tation.

Au bout de deux semaines de séjour dans cette caserne propre et si­len­cieuse, je vais faire mes adieux au maître des lieux. Ne con­nais­sant pas son nom, me vient l'idée de lui faire passer un test tout simple, mais dont la réac­tion peut en dire long sur le ca­rac­tère et des quali­tés di­verses, telles que l'humi­lité. Je lui demande tout sim­ple­ment son nom.

Il écarquille des yeux ronds comme des balles de ping-pong et, d'un air aussi vexé qu'étonné, il s'écrie :

  • Tu ne sais pas ??

Puis, en guise de réponse, il me donne un li­vret à pro­pos de lui et de son monas­tère.

Trop froid ou trop chaud

L'université bouddhique

À Taunggyi, je passe à l'université boud­dhiste pour rendre visite à une amie nonne euro­pé­enne. Immer­gée dans de hautes études, elle m'ex­plique qu'ils ont accès à d'an­ciens textes incon­nus qui mon­trent comment des con­cepts expo­sés par les commen­taires “offi­ciels” des ensei­gne­ments boud­dhiques se trompent.

Il me semble que plus on étudie, et moins on est sûr de ce que Bouddha a réel­le­ment dit sur les stades de la médi­tation pro­fonde. Autant il n'y a pas de place au doute quant aux bases de la pra­tique, autant les phases plus avan­cées font souvent l'objet de désac­cord entre les écoles et les sous-écoles. Cela entre­tient ma cro­yance qu'il est pré­fé­rable de dé­lais­ser l'intel­lectu­ali­sa­tion au profit de la pure pra­tique. Quand on se con­tente de suivre les con­seils – ultra sim­ples ! – de Bouddha et de ses prin­ci­paux dis­ci­ples, on ne peut faire autre­ment que de pro­gres­ser à grands pas dans la médi­ta­tion et la sagesse.

Elle me montre la bibliothèque. On y trouve des allées rem­plies d'ou­vrages exclu­si­ve­ment sur le boud­dhisme. Il y a une salle spé­ciale uni­que­ment pour les Écri­tures cano­niques et les Commen­taires. C'est sans fin, j'en ai pres­que la tête qui tourne.

Je passe l'après-midi seul dans ma cham­bre, assis les yeux fermés.

Le lendemain, je descends de la monta­gne vers moins de froid. En fait, j'aurais presque dû m'arrê­ter à mi-che­min pour une tem­pé­ra­ture opti­male.

Un monastère normal

Si normal qu'il n'y a pas grand chose à ra­conter de ce monas­tère de médi­ta­tion près de Monywa.

Passage direct de la chair de poule à la trans­pi­ra­tion. Durant la journée, mon petit loge­ment de béton au toit de fer devient une étuve. L'abbé, un gentil et sou­riant bon­homme, finit par me pro­po­ser un lieu plus adé­quat à ma médi­tation, que j'adopte aussi­tôt.

C'est une grande salle pous­sié­reuse avec quel­ques crottes de chien sur le plan­cher. Pour le moins, c'est désert et il y fait pres­que frais. Der­rière le bâ­ti­ment, reten­tit sou­vent un mar­teau-piqueur que je par­viens pres­que à igno­rer tant j'ai connu des obs­tacles nette­ment plus con­sé­quents. Au moins, c'est un bruit ré­gu­lier qu'il est pos­sible d'ou­blier.

Je demeure un mois et demi dans ce vaste monas­tère, man­geant à la table de trois moi­nillons.

Le monastère “Nature”

Pleine campagne

Avant de quitter la région de Monywa, je souhaite tester un monas­tère de cam­pagne. Il m'a été indi­qué par le bien­fai­teur ren­con­tré deux ans aupa­ravant : voir le 1er récit.

Pour deux semaines, j'ai le bonheur de savou­rer du si­lence et de la sim­pli­ci­té. En­touré par la pleine cam­pagne, ce vieux monas­tère de pierre et de terre porte plutôt bien son nom, qui se pro­nonce Nè Tcha, pres­que comme le mot anglais nature.

Ici, il n'y a rien. Il y a donc tout ce qu'il faut pour la médi­tation ! Entre les quel­ques bâ­ti­ments ne se trouve que de la terre. C'est telle­ment plus agré­able que le béton, pour les pieds autant que pour les yeux. Ma médi­ta­tion prend place dans une mi­nus­cule cel­lule à la forme d'une grotte, au fond et en con­tre­bas du monas­tère. Les moines qui pra­ti­quent sérieu­se­ment la médi­ta­tion étant rares, ce type de lieu est tou­jours libre.

Collecte de la nourriture

Après les premières méditations du matin, la robe bien fermée et le bol en mains, je tra­verse des champs de sé­same, puis de maïs. Plus loin, il y a un jeune paysan debout sur sa houe, tiré par deux vaches blanches, attelé à sillon­ner un champ.

Dans le village, les dames se bousculent pour verser un peu de riz, de lé­gumes et de fri­an­dises dans le bol du “visage pâle”.

Ici, les villageois ont une telle volonté de donner que pour satis­faire tout le monde, les jours sui­vants, il est convenu que mon bol ne sert qu'à rece­voir le riz, tandis qu'un garçon m'accom­pagne avec un réci­pient mé­tal­lique à étages pour y rece­voir les plats. Pendant la tour­née, le gamin se met à mâcher du bétel, donnant l'im­pres­sion d'avoir la bouche rem­plie d'un mé­lange de gou­dron et de sang.

Comme je trouve déplacé de faire cela en accom­pa­gnant un moine, je lui demande de vider tout ce qu'il a dans sa bouche. Nous sommes alors assis dans une maison. Au lieu d'aller dehors, il crache le mélange répu­gnant à même le sol. C'est de la terre battue, mais tout de même. Quand je ser­monne le gosse, les habi­tants s'éton­nent. Pour eux, c'est normal de cracher du bétel par terre sous leur toit. Même après tant d'an­nées, j'ai tou­jours un peu de mal avec ce genre de com­por­te­ments. Comme on dit dans ces cas :

  • C'est une autre culture !

De retour au monastère, je vide tout, puis n'insère dans le bol que ce que je mangerai. Je nour­ris le garçon. Le reste est offert aux nonnes. Chaque matin à l'aube, elles m'ap­por­tent un potage ou des pâtes. Malheu­reu­se­ment, je mange à peine, car tout baigne dans l'huile. C'est la même chose avec la nour­riture du village.

Mon astuce consiste à laisser les sauces et les lé­gumes sur le riz jus­qu'au moment du repas, soit pen­dant deux heures. Une bonne partie de l'huile a ainsi le temps de se retrou­ver au fond du bol. Je ne mange de toute façon que peu de riz, évitant ainsi la partie ayant servi de filtre.

Absurdités

À côté de leurs croyances supersti­tieuses habi­tuelles, telles que les réci­ta­tions et les offran­des aux sta­tues, les moines ont de belles qua­lités de con­ten­te­ment et d'en­du­rance que j'ai­merais bien pou­voir dé­velop­per aussi bien. Ils se con­ten­tent vrai­ment de pres­que rien et en­durent les diffi­cul­tés sans sour­ciller. Je n'en vois jamais un qui s'agite en s'irri­tant lors­qu'il est har­celé par les mous­tiques.

Souvent, ils bénéficient d'une excel­lente base, mais on dirait qu'ils ne cher­chent pas à pousser un peu plus loin leur pra­tique. C'est comme s'ils ne fai­saient que suivre l'in­flu­ence de leur envi­ron­ne­ment. Même les gens du village sem­blent se con­ten­ter de très peu.

Voici quelques-unes des absurdités rencon­trées ici, mais qui se retrou­vent dans tout le pays…

Dans le bâtiment où je suis logé, il y a des toi­lettes avec douche, mais la pièce est fermée à clé. Le dona­teur du bâti­ment est le seul à les uti­liser, quand il vient loger ici… quel­ques jours par an. Il con­si­dère, à l'instar de beau­coup de gens, qu'il est im­pro­pre que les moines uti­lisent les mêmes toi­lettes que les laïcs.

Bouddha n'a jamais interdit de telles choses. Si j'avais ren­con­tré ce dona­teur, je n'aurais pas manqué de lui deman­der comment font les moines dans un avion, ou à l'étranger.

Toilettes traditionnelles

Dans les monastères birmans, les toilettes ex­té­rieu­res se divi­sent tou­jours en au moins deux WC ; un ré­ser­vé aux moines, et un pour les autres.

Ainsi, ils peuvent être extrêmement poin­til­leux pour des détails dé­pour­vus de sens, et né­gli­ger tota­le­ment des points pour­tant essen­tiels.

Alors pour aller aux toi­lettes la nuit, il faut sortir et aller au fond du monas­tère, et se débrou­iller avec une lampe de poche, car il n'y a d'éclai­rage ni dans les toi­lettes, ni sur le chemin qui y mène. Faute de moyens, pen­sez-vous ? Pour­tant, il y a une salle déserte, avec une statue de Bouddha au-dessus de la­quelle brillent environ 200 ampou­les de toutes les cou­leurs, et pas des ampou­les éco­no­mi­ques !

Plusieurs panneaux indiquent “Silence SVP”. Cela n'em­pêche pas, vers 21 heures, des haut-parleurs de dé­verser des réci­ta­tions.

Quoi qu'il en soit, il importe de tou­jours voir le bon côté des choses.

  • J'ai sympathisé avec la belle et grande araignée des toi­lettes du fond. J'ai même vu naître ses petits !
  • Si je fais du bruit, on ne peut rien me dire.
  • Bon, j'avoue que pour les ampoules colo­rées qui gas­pillent l'élec­tri­cité, je ne trouve pas d'avan­tage.

Dernier jour

Lors de la collecte de nourriture, je parcours chaque jour un tiers du village et change chaque fois de coin, afin de sa­tis­faire tout le monde. Pour l'ul­time fois, on m'incite à par­cou­rir le village dans son inté­gra­li­té. Ce qui compte pour les villa­geois, ce n'est pas que j'ob­tienne suffi­sam­ment de nour­ri­ture, parce que j'en ai déjà trop. Je ne par­viens même plus à fermer le bol, même le cou­ver­cle dé­borde !

L'im­por­tant pour eux, c'est de pou­voir me donner quelque chose. Le gamin et moi avons tant de sacs rem­plis de bis­cuits et fruits que nous devons en con­fier ci et là. On me vide même le bol dans un grand pot, afin que je puisse bien rece­voir le riz de toutes les maisons.

Pour ces gens, l'offrande de nourriture est bien plus qu'un simple acte de géné­ro­sité, c'est une pra­tique presque sacrée. Et ici, ils sont bien tristes, car d'habi­tude, aucun moine ne passe.

La dernière semaine de la saison des pluies, que je passe à Sa­gaing, le soleil ne s'ab­sente que pour la nuit. Je me trouve dans le monas­tère au long cou­loir. Comme je le dé­cla­re­rais – sur le ton de la plai­san­te­rie – à des amis moines :

  • Je perds mon temps dans ce monastère, parce que tout est par­fait, ici.

Ce qui sous-entend que seules les diffi­cul­tés sont en mesure de nous faire pro­gresser.

Une fille pure

Avant de mettre les voiles vers mon port d'atta­che dans le Sud, je fais un saut à Mandalé pour saluer quel­ques-uns de mes anciens élèves. Entre autres, je revois deux de mes actri­ces prin­ci­pales, Chanel et Jenny.

Je rends aussi visite à Katy, qui vit en­tas­sée avec sœur, cousins et tantes dans une ruine à peine plus grande mais moins propre qu'une cage à poules. Se­reine, le regard bien­veillant, tou­jours un sourire aux lèvres, elle respire la pureté. En dépit de ses 15 ans, elle médite de temps en temps.

Quand je lui parle de l'importance de la vertu et des pré­ceptes de base, elle écoute avec atten­tion et semble bien d'accord. Lors­que je lui indi­que qu'elle a acquis le plus impor­tant, car elle a l'esprit propre, elle baisse la tête, puis me con­fesse, hon­teuse :

  • Je ne suis pas pure sur les 5 pré­ceptes.
  • Pourquoi tu crois ça ?
  • Des fois, mais rarement, je dis un petit men­songe. Par exem­ple, si ma mère me donne de l'argent de poche, mais que je sais qu'elle a des diffi­cul­tés finan­cières, je lui dis que c'est pas la peine, qu'il me reste encore des sous, même si ce n'est pas vrai.

À bon esprit,
point de couleur !

Cette escapade a duré près de 4 mois, sur une île, dans une “ca­serne”, dans les champs, et dans d'autres lieux encore. Je cons­tate que le plus pur des êtres que j'y ai ren­con­tré n'est pas un moine. C'est l'ado­les­cente d'un pres­que bi­don-ville de la grande et sale ville de Mandalé.

Et maintenant ?

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