Loin des pluies
J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.
Moine en escapade.
Trop d'eau
Le petit monastère de forêt dans lequel je réside depuis deux ans est parfait. Peut-être pas pour tout le monde, car il n'y a ni télé, ni eau chaude, ni literie.
Pour moi, il l'est ! Pourtant, j'ai toujours prétendu :
- Un monastère parfait, ça n'existe pas !
Il me faut bien admettre que je me suis trompé. D'aucuns avanceraient peut-être l'idée que mon détachement est tel qu'à présent, n'importe quel lieu m'apparaît parfait. Cependant, mon inclination (oui, inclination est un joli mot pour remplacer attachement) au calme, au silence et à une certaine propreté, me permet d'affirmer l'inverse. Il faut reconnaître aussi, qu'en dépit de leurs grandes qualités intérieures, nombreux sont sales et bruyants, dans ce pays.
Le monastère est parfait, en revanche, le climat l'est moins. L'été n'est pas si chaud, l'hiver pas si froid, mais la saison des pluies, qui s'étale sur près de six mois, est un enfer aquatique. Le monastère se situe juste dans le coin le plus arrosé du pays.
Quand je lave une robe ou une serviette, à la main bien sûr, puisque je n'ai pas de machine à laver, elle ne sèche jamais complètement. Non seulement il lui faut jusqu'à quatre jours pour parvenir à cet état de “pas tout à fait sec”, mais elle empeste le moisi. Malheur à ce qui reste plié un peu trop longtemps !
Constamment poisseuse, la peau colle désagréablement à tout tissu. Même bien emballé, tout finit vite par pourrir : le thé, les médicaments, les piles, les fruits… Comme il pleut si fort et quasiment sans répit, on est constamment bloqué dans son cabanon, condamné à marcher comme un lion en cage.
Pour les repas, cependant, il faut bien traverser le monastère dans toute sa longueur, sur le chemin transformé en torrent sur les pentes et en boue sur les plats. Et même avec un parapluie, la pluie est si dense et si peu verticale que la moitié de la robe est trempée. Avec l'humidité qui règne, elle le reste donc jusqu'au lendemain, soit jusqu'au moment de ressortir.
Notre seule consolation est le relief des environs, qui nous met à l'abri de toute inondation.
La saison des pluies interdit aussi bon nombre d'activités ; tout ce qui se fait à l'extérieur, comme les promenades dans la nature. La nuit, les trombes frappent parfois si violemment le toit de tôle qu'il est impossible de dormir, même avec une bonne paire de boules Quiès. Et psychologiquement, une pluie forte et incessante est une chose parfois bien lourde à supporter. On ne rêve que de sec, de sécheresse et de soleil.
Pour cette principale raison, j'ai décidé de voyager pendant deux mois, histoire de pouvoir échapper un peu à cette extrême rincée.
Le départ
Je vais commencer par me rendre dans le Kayah, qui est la seule des 14 régions que compte la Birmanie que je n'ai pas encore visitée. Située à l'est en bordure de la Thaïlande, c'est aussi la plus petite et la plus isolée. Étalée sur un plateau montagneux, aucune grande route ne la relie. Le Kayah est pour moi mystérieux ; je n'en ai jamais entendu parler, et à ma connaissance, aucun touriste ne s'y rend.
Il va me falloir monter au nord jusqu'à Taungu, puis traverser vers l'est les montagnes du Karen, jusqu'à Loikaw, capitale de ce Kayah inconnu.
1er juillet 2019. Mon cabanon bouclé, un châle sur l'épaule, la sangle de mon sac à bol sur l'autre, parapluie à la main, je marche jusqu'à la route principale. Mon bol est rempli par deux pièces vestimentaires, et le peu de place qui reste suffit pour le trois fois rien que j'emporte, dont le smartphone à l'aide duquel j'écris ces lignes.
Sur la route, je ne tends pas le pouce, car ici cela voudrait seulement dire « T'es super ! » Alors je tends le bras en secouant la main de haut en bas, et une jolie petite voiture ne tarde pas à stopper. C'est une jeune fille. Elle apprécie peut-être la belle couleur caramel de ma robe, car ses longs cheveux sont teints de la même couleur, ainsi que son petit caniche. Quoique lui, c'est sûrement naturel.
Elle vient de parcourir un long trajet (environ 10 heures) jusqu'à la frontière thaïe pour acquérir ce chiot. Se balader avec un caniche, dans un pays de bâtards presque tous semblables à force de se mélanger, c'est un peu comme se balader avec un panda en France.
Je m'installe à l'arrière, et quand le chiot se jette sur moi pour me lécher les mains, ma conductrice s'embarrasse.
- Je suis désolée !
- Pas de souci, j'adore les animaux.
- Mais je crains qu'il vous salisse.
En fait, le caniche semble propre comme un sou neuf, et je n'ose pas lui dire que c'est plutôt moi qui suis sale, avec ma robe presque moisie. Après tout, c'est peut-être ce qu'elle sous-entendait !
Certains lecteurs seront surpris de me voir isolé avec une femme seule. Cette règle ne concerne que les moines au statut complet. Car oui, au moment de ce voyage, je suis samanera, qui n'est qu'un statut monastique de version allégée. Il y a en fait, comme vous le verrez encore dans ce récit, de nombreux avantages à ne pas passer à la “version pro”.
Au milieu de la route, nous apercevons une moitié de chien, l'autre étant sans doute enroulée autour de la roue d'un camion. La demoiselle soupire :
- Dans mon pays, les gens sont vraiment pas sympas avec les animaux.
En même temps, je pense qu'ils ont aussi le chic pour presque se jeter sous les véhicules, et on passe son temps à freiner pour les éviter. La Birmanie pullule de chiens sauvages. Puis elle me parle des vingt-et-un chiens blessés que sa famille a récupéré pour prendre soin.
Une voiture de plus et je me retrouve à Taungu, où je passe une nuit dans un monastère situé à côté d'une grande pagode.
Le lendemain, on me met dans un minibus pour Loikaw.
Nous serpentons dans les montagnes du Karen, nappées d'une couverture d'arbres dont beaucoup de bambous et ces fameux bananiers qui donnent les grosses bananes rouges – qu'ils nomment ici les “rouges d'or”.
Nous croisons un éléphant, qui broute des arbustes sur le bord de la route. Comme il a brisé sa chaîne, il est libre. Il va là où bon lui semble.
À l'image de cet éléphant, j'ai brisé la chaîne du monde des affaires, de la famille, d'un chez-soi, des liens sociaux. Je suis donc libre. Affranchi de toute contrainte, mon esprit ne connaît plus la frustration.
Par prudence, le chauffeur stoppe et attend. Si le pachyderme considère que nous faisons intrusion sur son territoire, il peut nous faire rouler en bas du ravin comme un ballon. Comme il ne semble pas hostile, nous passons lentement devant lui.
La région est parsemée de villages chrétiens. Leurs maisons de bois perchées dans les coins les plus hasardeux du relief donnent à croire qu'elles ont poussé comme des champignons. Cela n'est pas sans me rappeler l'état du Chin (prononcez tchine), près de l'Inde, également chrétien, sauf qu'il possède beaucoup moins de verdure.
Dans chaque village karen, comme une canne entourée de ses poussins, une petite église veille sur ses maisons. Reconnaissables à leur croix plutôt qu'à leurs nefs à peine esquissées, leurs roses, verts et bleus sont ceux des décorations chimiques des pâtisseries. Ces coloris leur donneraient presque une allure un peu kitsch, mais elles se marient pourtant bien à leur contexte. L'une d'elles m'a même laissé entendre ses cloches.
Quand le minibus s'arrête pour une pause, mon regard en croise de bien farouches.
En Birmanie, les gens s'identifient à leur religion avec une telle intensité qu'ils vont jusqu'à l'amalgamer avec leur appartenance ethnique. Plusieurs fois déjà, troublé de voir un blanc drapé dans des couleurs bouddhiques, on m'a demandé, le plus sérieusement du monde :
- Êtes-vous de race bouddhiste ?
Barricadé derrière un chapeau ou une mèche, le regard méfiant de ces karens ne manque pas de m'évoquer celui d'un soldat qui aperçoit un ennemi. Je me retiens de leur crier :
- On est dans le même camp !
Et dans un même élan, je veux leur proposer de nous habiller de la même façon, et leur déclarer :
- Votre bienveillance et la mienne sont les mêmes. Censées nous unir au tout, les religions ne font que nous diviser !
À propos de soldats, nous parvenons dans la soirée à un barrage militaire. Comme en temps de guerre, des barrières de barbelés sont positionnées sur la route. Les militaires nous aveuglent en pointant le faisceau de leurs torches sur nos visages, puis comme à l'accoutumée, ils fouillent les affaires de quelques passagers, mais ils m'ignorent. Si j'étais contrebandier, c'est sûr, je me déguiserais en moine et remplirais mon bol monastique de drogues et de pierres précieuses.
Il n'y a ni frontière, ni guerre, ni quoi que ce soit qui justifie un tel contrôle. Comme tout le monde, ces soldats ont besoin de montrer qu'ils servent à quelque chose, ils ont besoin de sentir qu'ils font quelque chose.
C'est exactement ce qui se passe avec la plupart des moines. Ils ne méditent pas, alors que c'est à peu près la seule chose qu'ils devraient faire. Ainsi, ils enchaînent les rituels et les récitations de textes anciens dont ils ne comprennent même pas le sens. C'est juste pour se donner l'impression de faire quelque chose. Cependant, un moine ne s'accomplit que lorsqu'il parvient véritablement à ne plus rien faire.
Le bonheur de l'imprévu
Il est presque dix heures du soir quand nous arrivons à Loikaw (prononcez lwaïngkaw), capitale du Kayah. Je téléphone au seul contact qu'on m'a donné, mais il m'apprend qu'il se trouve à Yangon (une douzaine d'heures de route d'ici). Quand le chauffeur me demande où il doit me déposer, je lui dis, un grand sourire aux lèvres :
- Je n'en ai pas la moindre idée !
Anxieux, il me regarde comme si j'étais un échappé d'asile. Je raffole de me retrouver sans le moindre plan. Moins il y a de prévu et mieux c'est. Cela ouvre les portes à toutes les possibilités. Et comme mon expérience me l'a toujours prouvé, moins on s'inquiète et mieux les choses se passent. Comme mon pauvre conducteur semble plutôt déstabilisé – et même contrarié – par la situation, je lui lance :
- T'as qu'à me lâcher au premier monastère qu'on voit.
- Ah non, j'oserais jamais entrer dans un monastère à cette heure-ci !
- OK. Qu'est-ce que tu proposes ?
Finalement, il m'emmène dans un monastère qu'il connaît. Il réveille un moine et lui présente la situation, qui apparemment est un problème pour tout le monde sauf pour moi. Le moine est dans tous ses états.
- Il est hors de question d'accepter un étranger à cette heure-là !
- Alors comment on peut faire ?
- Emmène-le chez toi !
- Ça va pas ! C'est impensable !
- Ben fais-le dormir dans ton minibus.
Cela serait presque trop confortable pour moi. Quand je prends un bus de nuit, en général, je dors assez bien. Alors s'il reste immobile, sans musique et sans coups de klaxon à chaque minute, c'est encore mieux ! Et les sièges sont plus moelleux que le plancher d'un monastère.
Pour finir, le moine nous emmène dans un monastère voisin, où je suis accepté, non pas sans une nouvelle pièce de théâtre. Planté dans un quartier calme au milieu d'arbres majestueux, entre les douves d'un ancien palais royal, le monastère se nomme Min Chaung, ce qui signifie le “monastère du roi”.
Autant que faire se peut, je demeure absorbé dans l'instant présent. Tel est mon secret pour obtenir bien-être et sagesse. Quand on ne connaît que le maintenant, c'est comme si l'esprit prenait naturellement la place du roi. Et de fait :
- On sait qu'on fait au mieux qu'il soit possible.
- Le souci ne peut plus se manifester.
- On obtient ce dont on a besoin sans avoir à le demander.
- On est calme.
- On a une meilleure énergie.
- On est à l'aise partout.
- Tout coule tout seul.
- On se détache de tout.
- On se contente très facilement de presque rien.
- On devient naturellement bienveillant à l'égard de tous.
- Tout devient très intéressant.
- On ne cesse plus de développer de profondes compréhensions.
- Etc.
Le sourire des gens
Nous sommes à 900 mètres, il ne fait donc pas trop chaud. Et s'il y a un peu de précipitation, elle est brève et légère. Il fait bon sec. Bien emballé dans ma robe, j'effectue chaque matin un petit tour dans le quartier avec mon bol. Les gens qui m'aperçoivent sortent de chez eux et me donnent du riz, des pois, des légumes, des gâteaux, des sachets de café au lait.
Ils me donnent aussi en quantité abondante la meilleure chose que vous puissiez offrir à tous ceux que vous croisez : un sourire. Des femmes – des jeunes, des vieilles –, mais aussi des hommes, me manifestent ainsi leur joie et leur hospitalité.
L'une d'elles laisse même son sourire se prolonger dans le rire. Elle me demande d'où je viens, dans quel monastère je loge, je lui réponds, puis tout en me fixant du regard, elle éclate d'un grand rire sonore. Il n'en faudrait pas plus pour que l'on puisse penser :
- Mais, elle se fiche ouvertement de moi !
Bien sûr, il n'en est rien. Il s'agit juste de l'expression de la joie de voir débarquer devant chez elle un homme blanc – pour ainsi dire inexistant en dans cette région –, en moine de surcroît.
Vous pourriez penser que dans de telles conditions, il est plus aisé de rayonner de bienveillance que lorsqu'on est reçu avec des cailloux. Pourtant, si vous êtes pleinement dans l'instant, vous pouvez voir que cela ne fait aucune différence. Ou au contraire, vous pouvez sentir combien les êtres hostiles ont plus besoin encore de votre bienveillance.
En déposant quelques vivres dans mon bol, une femme m'adresse la parole avec un regard qui vous ferait presque lui demander :
- On se connaît ?
Faut-il se connaître pour s'ouvrir pleinement ? pourrait-elle répondre, mais elle n'en a même pas conscience, tant cela est inné chez elle. En Europe, il faut un certain temps avant de se sentir complètement familier avec quelqu'un. Ici, c'est instantané !
Chez les gens complexes, ce regard bon et humble, vide de toute appréhension, n'est possible qu'entre vieux amis. Si les individus simples sont à l'aise dès le premier regard, c'est parce qu'ils ne jouent pas un rôle. Ils ne dépensent pas d'énergie à entretenir une image de soi, ils ne s'accrochent pas à ce que les autres pensent d'eux.
Si vous parvenez à vous préoccuper seulement de ce que vous faites, et à vous moquer complètement de ce que les autres pensent de vous (même du mal et à tort), alors vous serez débarrassé(e) d'un imposant fardeau.
Ces gens-là, sains et de bonne nature, sont potentiellement forts bien équipés pour le développement spirituel. En revanche, ils sont handicapés, entre autres, par leurs traditions superstitieuses qui empêchent un bon discernement.
Au retour vers le monastère, une mobylette passe devant moi. La jeune conductrice s'arrête, se gare et s'approche. Quand elle ôte son casque, j'aperçois encore un grand sourire. Elle me tend un billet de banque, mais je lui explique que je ne touche pas à l'argent.
Déçue de ne pouvoir me faire un don physique, elle me donne un long regard. Elle maintient son éclatant sourire, puis s'écrie :
- Qu'est-ce que vous êtes beau !
Je m'empresse de préciser que le terme qu'elle a employé signifie “beauté spirituelle”.
Le moine volant
Un monsieur me raconte que récemment, il a aperçu un moine voler dans le ciel. Les Birmans sont férus de ce genre de choses, bien plus hélas que la pratique concrète de la vertu et du discernement.
Les yeux brillants de vénération, il me dit :
- Il volait dans le sens contraire du vent. Ensuite, il a atterri et s'est mis à marcher un peu, puis d'un coup, il a disparu.
J'ai envie de lui répondre :
- Et alors ? Les oiseaux aussi volent ! Vous ne les vénérez pas ?
Mais je garde le silence. M'indiquant qu'il l'a pris en photo, il sort son smartphone pour me montrer. Il ouvre une photo, zoome au maximum et cherche longuement dans le ciel de l'image. Finalement, il ne trouve rien et déclare :
- On le voyait en tout petit…
J'ai cru qu'il me dirait que le moine s'était effacé du cliché à l'aide de son pouvoir.
Après coup, je pense que j'aurais quand même dû réagir, car de temps à autre, un pavé dans la mare ne fait pas de mal. Surtout en ce qui concerne les phénomènes paranormaux, qui rendent les gens aussi aveugles qu'avec les superstitions. Et quand la croyance est forte, elle nous fait voir ce qui n'existe pas. Par un curieux hasard, les chrétiens qui voient des vierges partout ne voient jamais de moines bouddhistes voler, et les bouddhistes ne voient jamais de vierge apparaître.
J'aurais pu commencer par dire à ce monsieur que ce devait être un mauvais moine ! Parce que Bouddha a clairement défendu à tous les moines de montrer leurs pouvoirs. En opposition à cela, il a maintes fois ressassé les qualités qui font un moine respectable, et qui croissent, entre autres, dans la vertu, le renoncement, le contentement et l'humilité.
Certains trouveront regrettable qu'on vénère les individus prétendus spirituels pour leurs aspects extérieurs – ou des titres officiels – qui sont à dix mille lieues de la réalité intérieure. Pourtant, quand on (presque tout le monde) vit noyé dans le monde artificiel des pensées, on n'est nullement disposé à discerner la présence de sagesse chez autrui.
Néanmoins, si vous voulez savoir si Untel est détenteur de sagesse, qu'il soit très respecté ou pas du tout, qu'il porte un habit religieux ou pas, il existe tout même des signes indicateurs. La plupart du temps, il sera :
- présent
- attentif
- détendu, relaxé
- humble
- dépourvu de superstitions
- dépourvu de richesses