Lʼennui
Le mot ennui, à lui seul, évoque déjà l'ennui. Dans la crainte d'y sombrer, la plupart des lecteurs n'auront pas daigné afficher cet article. Vous l'avez fait !
Vous n'avez donc pas peur d'affronter et de pénétrer au cœur de ce que tout le monde cherche à éviter. À moins que vous espériez trouver ici une bonne recette contre l'ennui ? Eh bien qui l'eût cru, nous allons joindre ici ces deux démarches !
Lassitude
L'ennui, omniprésent ?
Selon une étude, 63 % des Français ressentent de l'ennui dans leur activité professionnelle. Parmi eux, 28 % vont jusqu'à décrire leur travail comme “très ennuyeux”. Si l'étude avait interrogé des seniors, peut-être aurait-elle abouti à un pourcentage élevé d'ennui causé par la retraite, fin des activités.
Et qu'en aurait-il été des chômeurs ? Des écoliers ? De l'humain moyen, dans son train-train quotidien ?
De façon générale, l'ennui semble adhérer à la vie comme une ombre pesante et tenace.
Ennui peut signifier problème (exemple : “avoir des ennuis”). Intéressons-nous plutôt à sa définition la plus courante, l'aspect de lassitude engendrée par le désintérêt ou le désœuvrement.
Désintérêt
Vous avez pour voisin du dessous un gentil vieillard. Il vous invite à dîner sur son balcon. Dès votre arrivée, il vous raconte ses déboires avec l'administration. Non seulement son exposé est insignifiant, mais il vous l'a déjà fait subir quatre fois. Comme il serait très vexé si vous tentiez de prétendre connaître l'histoire, vous voilà coincé(e), les yeux perdus dans la broussaille de sa barbe. De plus, il ne supporte pas d'être interrompu.
Certes, c'est là un cas un peu extrême, mais même ici, l'ennui peut être évité. Tout en lui prêtant une oreille, nous pouvons observer une multitude de choses, exactement comme avec la vigilance dans l'instant présent : les innombrables sensations physiques du corps, ses propres émotions et réactions intérieures, les réactions du vieillard, ses expressions faciales, ses gestes, son regard, etc. Nous pouvons aussi saisir cette opportunité pour perfectionner les qualités qui nous servent, quoi que nous fassions : la bienveillance la patience, l'acceptation, l'humilité…
De même qu'on fait du pain perdu, on peut recycler l'ennui pour en faire quelque chose de très bon !
Désœuvrement
Vous êtes seul(e) chez vous, vissé(e) sur le canapé. Il pleut. Vous ne savez que faire.
Croyez-vous être condamné(e) à l'ennui ? Ou pensez-vous que vous allez bien trouver une occupation ? Ou mieux encore, vous savez que si vous sombrez dans l'ennui, même s'il n'y a rien à faire, ce sera seulement de votre faute, ce qui écarte tout risque ?
Quoi qu'il en soit, n'est-il pas vrai que l'esprit s'ennuie seulement lorsqu'il ne trouve aucun intérêt (à ce qui se produit par l'une ou plusieurs des portes sensorielles) ?
Gaspillage
Pire que de se retrouver plongé dans la lassitude de l'ennui, c'est gaspiller son temps. Comment pouvons-nous oser accepter la sensation de trouver le temps long, alors que la vie humaine est si courte et qu'il y a tant à faire ?
Même si nous ne souhaitons pas nous adonner à une chose aussi essentielle que la méditation, samatha ou VIP, il y a l'embarras du choix des activités possibles, y compris seul, par temps pluvieux et sans électricité. Exemples :
- Lire
- Apprendre une langue
- Nettoyer, ranger
- Faire du sport, du yoga
- Dessiner, bricoler
- Entretenir des plantes
- Réfléchir
L’ennui est la grande maladie de la vie ; on ne cesse de maudire sa brièveté, et toujours elle est trop longue, puisqu’on n’en sait que faire.
Distraction et paresse
Distraction
L'esprit non entraîné au lâcher-prise est conditionné à éprouver un perpétuel besoin de distraction. Nous pouvons alors parler d'une accoutumance, au même titre qu'une drogue. Ainsi, dès que se présente un moment vide de distraction, il y a un manque. Ce manque, c'est ce que nous appelons l'ennui.
C'est une mauvaise habitude, un état d'esprit juvénile. Un enfant accoutumé à son jouet s'irritera dans la minute en cas de perte. Et plus l'on s'habitue à obtenir, moins l'on est capable de contentement. C'est bien connu : les enfants qui ont le plus de jouets sont ceux qui s'ennuient le plus. En Birmanie, par exemple, les enfants ne connaissent presque pas l'ennui. Pourtant, ils ne possèdent presque rien, et c'est bien pour cela ! Dépourvus d'outils qui les rendent passifs, leur esprit est habitué à créer constamment des idées, donc de la distraction.
Nous nous ennuyons parce que nous voulons quelque chose que nous n'avons pas. D'ailleurs, ne dit-on pas :
- Je m'ennuie de toi.
Aucun sage ne le contredirait, quand l'esprit est parfaitement sain, il n'a plus besoin de distraction. Pourquoi cela ? Parce qu'il se contente de ce qui est, il accepte avec joie et humilité chaque situation que lui offre l'instant présent. Et lorsqu'on est libéré du besoin de distraction, il n'y a par conséquent plus de manque, donc plus d'ennui.
Un zoologiste qui, en Afrique, a observé de près les gorilles, s'étonne de l'uniformité de leur vie et de leur grand désœuvrement. Des heures et des heures sans rien faire… Ils ne connaissent donc pas l'ennui ?
Cette question est bien d'un homme, d'un singe occupé. Loin de fuir la monotonie, les animaux la recherchent, et ce qu'ils redoutent le plus c'est de la voir cesser. Car elle ne cesse que pour être remplacée par la peur, cause de tout affairement.
L'inaction est divine. C'est pourtant contre elle que l'homme s'est insurgé. Lui seul, dans la nature, est incapable de supporter la monotonie, lui seul veut à tout prix que quelque chose arrive, n'importe quoi.
Paresse
Les Birmans emploient le même mot pour désigner l'ennui ou la paresse. Pour dire que tel individu est paresseux, ils diront donc :
- Il s'ennuie beaucoup !
Longtemps, j'ai considéré cela comme une infirmité de la langue. Mais à y voir de plus près, nous pouvons constater qu'ennui et paresse peuvent être très proches. Imaginez, par exemple, un adolescent paresseux… Maintenant, imaginez un adolescent qui s'ennuie… Vous voyez, il n'y a pas grande différence.
Si vous êtes de nature paresseuse, vous devez fréquemment expérimenter de l'ennui, car un mental peu actif est par conséquent peu occupé. Il tombe donc en proie au manque d'intérêt. Être partisan du moindre effort, c'est attendre que nos activités mentales nous tombent toutes cuites. Chaque fois que ça n'est pas le cas, c'est le désert intérieur : l'ennui. Sans effort mental, il n'y a plus de créativité, plus de sagacité, plus d'intelligence, plus de bonnes idées.
Si vous souhaitez obtenir de bons petits légumes, plantez quelques graines et arrosez-les régulièrement. Si vous souhaitez obtenir un gros légume, faites cette abominable expérience : laissez votre enfant devant des écrans pendant tout son temps libre durant sa croissance…
À l'inverse, si vous éveillez votre mental plutôt que de l'endormir, si vous vous contentez de demeurer pleinement conscient(e) des choses, alors l'ennui ne trouvera même plus une brèche pour se faufiler, même si le vieillard du dessous vient vous tenir la jambe pour une 6e rediffusion de son parcours administratif.
Apprenez donc à activer votre mental, en le stimulant par la vigilance, l'intérêt, les actes bénéfiques, les réflexions qui ouvrent au discernement.
L'ennui entretient la paresse. Vous lisez un ouvrage pour lequel vous n'éprouvez aucun intérêt. Vous décidez de vous coucher tôt. Quand l'ennui s'envole, la paresse aussi. De bons amis débarquent à l'improviste et vous proposent de faire la fête. Comme par enchantement, vous trouvez l'énergie pour danser toute la nuit.
Balivernes ! La paresse n'a rien à voir avec l'ennui ! Regarde-moi, je ne bouge pas d'un poil, c'est à peine si j'ouvre un œil, et pourtant, je ne m'ennuie pas du tout !
De ton propre aveu, tu admets n'être qu'un gros paresseux, mais aussi que ce que je dis n'est pas ennuyeux. Cela montre combien tu es prêt à tout pour me contredire !
La question n'est pas d'affirmer que la paresse est synonyme de l'ennui. La première est simplement un terrain favorable à la seconde. Tant que l'esprit paresseux est alimenté par une source de diversion, il est à l'abri de l'ennui. Mais que se passe-t-il dans l'esprit de l'enfant-légume, sitôt qu'il n'y a plus de batterie ou plus de Wi-Fi ?
Où est l'ennui ?
Êtes-vous de ceux qui redoutent les temps morts, qui remplissent leurs journées de piètres diversions pour échapper coûte que coûte au moindre instant ennuyeux ? Pourtant, les moments vides sont d'une valeur inestimable. Ils permettent le développement de la dimension spirituelle bien plus aisément que dans le feu de l'action. Et bien avant cela, ils offrent un précieux repos à votre esprit, une occasion de détente et de ressourcement.
Quand il n'y a rien à faire, faites pleinement face à ce rien. Vous verrez alors que c'est là une chose délectable pour l'esprit. Faites donc l'expérience suivante… Demandez-vous :
- Où se trouve l'ennui ?
Essayez de chercher l'ennui. Guettez-le comme s'il était une chose concrète, fixe ou localisable. Voyez-le comme une œuvre d'art, essayez de bien l'observer, cherchez où il se cache. Que voyez-vous ? Vous ne trouvez rien ? C'est bien normal ! L'ennui est comme – dans l'esprit des enfants – les monstres imaginaires qui se tapissent dans l'obscurité des caves ; plus vous le cherchez, moins vous le trouvez, plus vous vous abandonnez à lui, moins vous en avez peur.
La vigilance fonctionne comme un gardien. Tant que le gardien a l'œil, l'ennui ne se montre pas. De toute façon, vous verrez que, même dans l'immobilité et le silence, il se passe une multitude de choses. Si vous ne faites que les observer telles qu'elles sont (autant que faire se peut), vous verrez que ce que vous avez toujours considéré comme ennuyeux à l'extrême s'avère digne d'un profond intérêt. Vous verrez aussi que ce peut être moins ennuyeux que de regarder un film ou de s'amuser, par exemple.
Il se peut même que vous parveniez à comprendre que ces moments de pleine acceptation sont la base d'une méditation authentique.
Dans la méditation, l'ennui n'existe pas. Le premier instant d'ennui signifie que vous n'êtes plus dans la méditation. Voilà donc qui devrait être un signal d'alarme.
Vous savez maintenant que plus vous regarderez l'ennui en face, plus vous l'accepterez, plus vous l'inviterez, et plus il se dérobera, laissant votre esprit aussi clair que conscient.
Et si vous voulez tout savoir, sachez que l'ennui n'existe qu'à travers les pensées ; c'est pourquoi la vigilance constitue un nettoyant si efficace : plus de pensées, plus d'ennui, plus de négativité. Si vous trouvez le temps long, c'est donc bien parce que vous le pensez.
Si les pensées véhiculent l'ennui, c'est aussi parce qu'il y a désir ; un désir de se distraire.
Comme cela est d'ailleurs expliqué sur la page sur l'instant présent, ce qui créé la sensation du temps qui passe, ceux sont seulement les instants de conscience ordinaires, non les instants de conscience conscients.
Ne rien faire – pas même mentalement –, c'est déjà très positif. Un esprit au repos se purifie bien, il s'attache moins, il bénéficie des bienfaits du calme. À ne surtout pas confondre avec l'inactivité physique d'un esprit agité, ou qui espère ce qu'il n'a pas, ou qui rejette ce qu'il n'aime pas. Le rien faire doit être conscient, alerte et alimenté par une énergie saine.
Les gens ordinaires sont incapables de rien faire. Ils fuient cela, plongeant de ce fait dans les opportunités de développer de la négativité, apportées par les pensées inconscientes. Le souci, c'est qu'ils sont si accoutumés à l'ennui que sans ennui… ils s'ennuiraient !
S'ennuyer, c'est ne pas savoir quoi faire de soi.
Il y a tellement à faire, et des choses si utiles. Personnellement, je pourrais diviser mon esprit en dix que cela ne suffirait pas pour tout faire ! J'allouerais un esprit pour le physique (nourriture, sommeil, sport, santé, hygiène…), un pour m'informer, lire et étudier, un consacré à l'aide aux autres, et les sept restants à la méditation, car n'oublions pas que le plus important à faire est de ne pas faire !
Et vous, que feriez-vous de vos dix esprits ?.