Bagarre aquatique
J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.
On récolte ce qu'on sème
Une fois, en rejoignant Sandima dans sa kuti, je le trouvai immobile, assis sur son lit, versant des larmes. Quand je l'interrogeai, il ne dit rien. Plus tard, il me montra de grosses marques longues et rouges sur ses cuisses.
C'était le jeune moine qui l'eut frappé à coups de rotin. Il eut trouvé un prétexte grotesque, une soit-disant façon inappropriée de parler.
Le lendemain, les marques étaient toujours nettes, je lui fis encore part de mon indignation. Cependant, il semblait bien résigné.
- C'est du passé. Ce sont des choses qui arrivent.
- Mais ce n'est pas acceptable, des choses pareilles !
- C'est comme ça, la Birmanie.
Il déclara ensuite précisément ce que j'avais en pensée :
- Après tout, c'est son problème maintenant. Un jour, il devra payer pour son acte.
Le jour même, le moine s'ouvrit accidentellement la main avec un objet tranchant.
J'eus souvent constaté que lorsqu'on suivait un mode de vie plutôt vertueux, on subissait rapidement le résultat de ses actes. De la même façon, j'avais souvent remarqué que les personnes au comportement nocif, qui soudain décidaient de cultiver un comportement sain, commençaient à rencontrer un tas de grosses difficultés. C'est comme si nous consommions copieusement dans un établissement ; en sortant, il nous faut passer à la caisse.
Pour cette raison, il convient de rester patient quand on débute dans la pratique du détachement, surtout les premiers temps. Au début, notre ardoise peut être un peu lourde à régler.
Collecte interdite
L'un des derniers matins de septembre, Sandima et moi partîmes pour la ville, principalement parce que l'abbé nous défendit d'y retourner. Nous roulâmes à bord d'une voiture bien ordinaire pour la France, mais très confortable pour nous : moderne, climatisée, sièges souples, et propres surtout. C'est que tout est si crade en Birmanie, il y a souvent du gras là où l'on s'assoit, où l'on pose les mains.
Étant donné que nous étions un jour de demi-lune, la plupart des commerces étaient fermés.
Les “jours de lune” sont les dimanches du calendrier birman. Traditionnellement, à chaque pleine lune, demi-lune descendante, nouvelle lune et demi-lune montante, les gens vont faire une offrande dans les monastères, y prendre 8 préceptes pour la journée et écouter l'enseignement délivré par un moine.
Cela ne nous empêcha toutefois pas, en plus du riz et de quelques plats, d'obtenir trois régimes de bananes, un petit sac de pommes, et un grand sac plein de gâteaux. Aussi des pâtes et des boissons.
Nous rentrâmes en retard, mais par chance, l'abbé ne revint que dans l'après-midi. Soit il ne sut pas, soit il feignit de ne pas savoir. S'il eut un aperçu des restes de notre récolte, il se fut bien douté que nous ne pussions pas obtenir tout ça dans les villages voisins.
Nous décidâmes de retourner en ville dans les deux ou trois jours.
Grand-mère nous donna une bouteille de sirop de vanille, bien meilleur que les jus d'acide citrique obtenus à la collecte.
1er octobre
Je décidai de mettre un terme à mon silence, car je méditais trop peu pour que cela prît son sens, et nous avions beaucoup de choses intéressantes à discuter avec mon jeune ami : dhamma, discipline monastique, mais aussi sciences et culture.
Partout où Dieu a une chapelle, Satan a la sienne.
Baignade houleuse
Un raz-de-marée de tensions
Chez certains individus, la querelle est ressentie comme un besoin vital, au même titre que la nourriture. Ainsi, même lorsque Sandima ne le provoquait pas, l'ogre ne manquait jamais une opportunité d'entrer en conflit avec lui.
Entouré de broussailles épineuses, l'étang n'offrait qu'un seul et étroit point d'accès.
Ne sachant pas nager, l'ogre eut planté des bambous à deux et trois mètres du rivage, là où l'eau arrivait vers la poitrine. Le fond suivant une pente raide, on arrivait vite à perdre pied. Sandima les retirait systématiquement, les estimant dangereux, en particulier quand il s'élançait dans l'eau avec élan. De ce fait, l'ogre grognait chaque fois qu'il arrivait à l'étang.
Par un chaud matin, tandis que nous nous baignions, nous vîmes approcher sa face cramoisie que la colère rendait tout à fait épouvantable. Constatant l'absence de ses balises, il se mit à vomir son mécontentement sur Sandima qui flottait un peu plus loin.
Exaspéré, le gamin lui débita une pluie de reproches, et nagea promptement vers lui, comme pour lui montrer qu'il ne le craignait pas le moins du monde. En même temps, je m'empressai de replanter un bambou, espérant calmer un peu la situation.
Le combat
Après un bref échange d'insultes, le gros vieillard à peine entré dans l'eau, bondit tel un jaguar sur le moinillon, et dans le même élan, le frappa à la tête. Piqué sur le vif, Sandima répliqua aussi vite que l'instabilité de l'équilibre aquatique le lui permit, mais je le tirai en arrière juste à temps et son coup de poing ne heurta que l'eau de l'étang.
L'ogre n'attendit pas pour un nouvel assaut, alors je me positionnai fermement entre les deux combattants en tentant de les raisonner. Souhaitant cogner à son tour, Sandima provoqua le vieillard pour le chauffer, s'assurant qu'il n'abandonnât pas la confrontation. Fou de rage, le vieux monstre saisit fermement un bambou qu'il brandit en l'air en hurlant comme… un ogre !
Cela paraissait irréel, caricatural. Il semblait très frustré que je l'empêchasse de tabasser le petit. Comme il ne parvenait pas à trouver une trajectoire vers la tête du gamin, son bambou dansait en l'air. Le regard haineux du vieux était impressionnant. Il semblait si déterminé à frapper son jeune ennemi, que je crus bien qu'il allait me briser le crâne, aveuglé par la colère, prêt à n'importe quoi pour se défaire de tout obstacle se dressant sur son chemin.
Je nageai alors en arrière tout en tenant Sandima dans les bras, afin de nous éloigner du danger. Acharné, le belliqueux bondit à nouveau, s'aidant du bambou comme d'une perche pour s'approcher autant que possible de Sandima. Là, je m'intercalai à temps. Parvenu là où il n'avait plus pied, l'ogre se mit à gesticuler et hennit :
- Au secours ! Au secours !
J'allais l'aider à regagner le rivage, quand je constatai que sa nage de chien l'y ramena lentement, mais sûrement.
Je tins Sandima éloigné le temps nécessaire aux esprits pour retrouver un peu de calme.
Un abbé sourd
Le petit voulait consulter l'abbé pour mettre les choses au clair, mais finalement, il y renonça, choisissant, une fois de plus, la voie de l'acceptation.
Le jour-même, l'ogre entra dans la kuti de Sandima et lui confisqua le poste que l'abbé lui eut prêté pour qu'il pût écouter des enseignements du dhamma. Sentant les limites dépassées, le moinillon se résolut à s'entretenir avec l'abbé. Pour le soutenir en cas de besoin, je l'accompagnai.
Étaient aussi présents le moine ayant marqué le petit aux cuisses et des ouvriers. Devant tous, l'abbé écrasa verbalement Sandima qui fondit en larmes. Il se borna à indiquer qu'il était négatif de critiquer des adultes, qu'il n'avait obtenu que ce qu'il méritait, et il finit par le couvrir de reproches injustifiés. En autres, il prétendit qu'il était très désobéissant et qu'il n'en fichait pas une. Or, du matin au soir, il travaillait comme un esclave et accomplissait tout ce qu'on exigeait de lui.
Quand je tentai d'argumenter au profit de Sandima, l'abbé haussa le ton, signifiant clairement qu'il n'avait pas l'intention d'écouter une seule de mes paroles. Il me semblait qu'était là sa principale erreur : ne jamais écouter ce que les autres avaient à dire.
Décidément, l'abbé ne tolérait pas qu'on s'en prît à sa famille. Il semblait détester Sandima de plus en plus, son comportement était toujours empreint d'hostilité envers lui. En dehors d'une manière de parler parfois un peu brutale à l'égard d'un ancien, ce petit avait une conduite irréprochable, ce qui n'était de toute évidence pas le cas de l'abbé, et je soupçonnais que c'était précisément ce qui posait problème à ce dernier.
Je n'ai jamais cessé de constater que, non seulement là où Dieu a sa chapelle, Satan a la sienne, mais aussi que, là où Satan a sa chapelle, Dieu n'a pas forcément la sienne.
Je ne regrettais cependant pas mon séjour dans ce monastère, ne fut-ce pour y avoir connu Sandima. Ce fut aussi l'occasion de bonnes opportunités de pratique :
- endurance
- acceptation
- renoncement
- vertu
- bienveillance
Et bien sûr, pour la joie de partager avec vous !
Les derniers jours, j'ai enfin compris pourquoi l'abbé – et sa famille – était si peu apprécié…