+ de lucidité pour + de liberté
> récits > bagarre aquatique
5 min.
Sur cette page...

Dans un étang, une bagarre entre un gros vieillard et un petit moi­nillon de 12 ans ½.

Une collecte de nourriture non autorisée mais réussie, un abbé qui n'écoute pas ce qu'on a besoin de lui commu­niquer.

Suggestion pour une lecture efficace
Imaginez, vous n'êtes pas sur le Web : effec­tuez des pauses, prenez le temps de réfléchir…

Bagarre aquatique

100 % pur jus

J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.

Début du récit : Le long couloir

On récolte ce qu'on sème

Une fois, en rejoignant Sandima dans sa kuti, je le trouvai immo­bile, assis sur son lit, ver­sant des larmes. Quand je l'inter­ro­geai, il ne dit rien. Plus tard, il me montra de grosses mar­ques lon­gues et rouges sur ses cuisses.

C'était le jeune moine qui l'eut frappé à coups de rotin. Il eut trouvé un pré­texte gro­tes­que, une soit-disant façon inap­pro­priée de parler.

Le lendemain, les marques étaient tou­jours nettes, je lui fis encore part de mon indi­gna­tion. Cepen­dant, il semblait bien résigné.

  • C'est du passé. Ce sont des choses qui arrivent.
  • Mais ce n'est pas acceptable, des choses pareilles !
  • C'est comme ça, la Birmanie.

Il déclara ensuite préci­sément ce que j'avais en pensée :

  • Après tout, c'est son problème main­tenant. Un jour, il devra payer pour son acte.

Le jour même, le moine s'ouvrit acci­den­telle­ment la main avec un objet tranchant.

J'eus souvent constaté que lorsqu'on suivait un mode de vie plutôt vertueux, on subissait rapi­dement le résultat de ses actes. De la même façon, j'avais souvent remarqué que les per­sonnes au com­por­tement nocif, qui soudain décidaient de cultiver un com­porte­ment sain, commen­çaient à ren­contrer un tas de grosses diffi­cultés. C'est comme si nous con­sommions copieu­se­ment dans un éta­blis­se­ment ; en sortant, il nous faut passer à la caisse.

Pour cette raison, il convient de rester patient quand on débute dans la pra­tique du dé­ta­che­ment, surtout les pre­miers temps. Au début, notre ardoise peut être un peu lourde à régler.

Collecte interdite

L'un des derniers matins de septembre, Sandima et moi par­tîmes pour la ville, prin­cipale­ment parce que l'abbé nous défen­dit d'y re­tourner. Nous roulâmes à bord d'une voiture bien ordinaire pour la France, mais très con­for­table pour nous : moderne, cli­mati­sée, sièges souples, et pro­pres surtout. C'est que tout est si crade en Birmanie, il y a souvent du gras là où l'on s'assoit, où l'on pose les mains.

Étant donné que nous étions un jour de demi-lune, la plupart des com­merces étai­ent fermés.

Information culturelle

Les “jours de lune” sont les dimanches du calendrier birman. Tra­di­tion­nelle­ment, à chaque pleine lune, demi-lune descen­dante, nouvelle lune et demi-lune mon­tante, les gens vont faire une offrande dans les monas­tères, y prendre 8 pré­ceptes pour la journée et écouter l'ensei­gne­ment délivré par un moine.

Cela ne nous empêcha toutefois pas, en plus du riz et de quel­ques plats, d'obtenir trois régimes de bananes, un petit sac de pommes, et un grand sac plein de gâ­teaux. Aussi des pâtes et des boissons.

Nous rentrâmes en retard, mais par chance, l'abbé ne revint que dans l'après-midi. Soit il ne sut pas, soit il feignit de ne pas savoir. S'il eut un aperçu des restes de notre récolte, il se fut bien douté que nous ne pussions pas obtenir tout ça dans les villages voisins.

Nous décidâmes de retourner en ville dans les deux ou trois jours.

Grand-mère nous donna une bouteille de sirop de vanille, bien meil­leur que les jus d'acide citrique obte­nus à la collecte.

1er octobre

Je décidai de mettre un terme à mon silence, car je méditais trop peu pour que cela prît son sens, et nous avions beau­coup de choses inté­res­santes à discuter avec mon jeune ami : dhamma, disci­pline monas­ti­que, mais aussi sciences et culture.

Proverbe français

Partout où Dieu a une chapelle, Satan a la sienne.

Baignade houleuse

Un raz-de-marée de tensions

Chez certains individus, la querelle est res­sen­tie comme un besoin vital, au même titre que la nour­ri­ture. Ainsi, même lorsque Sandima ne le pro­vo­quait pas, l'ogre ne man­quait jamais une oppor­tunité d'entrer en con­flit avec lui.

Entouré de broussailles épineuses, l'étang n'offrait qu'un seul et étroit point d'accès.

Ne sachant pas nager, l'ogre eut planté des bambous à deux et trois mètres du rivage, là où l'eau arri­vait vers la poi­trine. Le fond suivant une pente raide, on arri­vait vite à perdre pied. Sandima les retirait sys­té­mati­quement, les esti­mant dan­gereux, en par­ti­culier quand il s'élançait dans l'eau avec élan. De ce fait, l'ogre gro­gnait chaque fois qu'il arrivait à l'étang.

Par un chaud matin, tandis que nous nous baignions, nous vîmes appro­cher sa face cra­moisie que la colère rendait tout à fait épou­vanta­ble. Cons­ta­tant l'absence de ses balises, il se mit à vomir son mécon­tente­ment sur Sandima qui flottait un peu plus loin.

Exaspéré, le gamin lui débita une pluie de reproches, et nagea promp­te­ment vers lui, comme pour lui montrer qu'il ne le crai­gnait pas le moins du monde. En même temps, je m'em­pressai de replan­ter un bambou, espé­rant calmer un peu la situation.

Le combat

Après un bref échange d'insultes, le gros vieillard à peine entré dans l'eau, bondit tel un jaguar sur le moi­nillon, et dans le même élan, le frappa à la tête. Piqué sur le vif, Sandima répli­qua aussi vite que l'insta­bi­lité de l'équilibre aqua­tique le lui permit, mais je le tirai en arrière juste à temps et son coup de poing ne heurta que l'eau de l'étang.

L'ogre n'attendit pas pour un nouvel assaut, alors je me posi­tionnai fer­me­ment entre les deux com­battants en tentant de les rai­sonner. Souhai­tant cogner à son tour, Sandima pro­vo­qua le vieil­lard pour le chauffer, s'assu­rant qu'il n'aban­donnât pas la con­fron­tation. Fou de rage, le vieux monstre saisit fer­me­ment un bambou qu'il brandit en l'air en hurlant comme… un ogre !

Cela paraissait irréel, caricatural. Il sem­blait très frustré que je l'empê­chasse de ta­basser le petit. Comme il ne par­venait pas à trouver une tra­jec­toire vers la tête du gamin, son bambou dansait en l'air. Le regard hai­neux du vieux était impres­sion­nant. Il sem­blait si déter­miné à frapper son jeune ennemi, que je crus bien qu'il allait me briser le crâne, aveu­glé par la colère, prêt à n'importe quoi pour se défaire de tout obs­tacle se dressant sur son chemin.

Je nageai alors en arrière tout en tenant Sandima dans les bras, afin de nous éloi­gner du danger. Acharné, le belli­queux bondit à nouveau, s'aidant du bambou comme d'une perche pour s'appro­cher autant que possi­ble de Sandima. Là, je m'inter­calai à temps. Parvenu là où il n'avait plus pied, l'ogre se mit à ges­ti­culer et hennit :

  • Au secours ! Au secours !

J'allais l'aider à regagner le rivage, quand je constatai que sa nage de chien l'y ramena len­te­ment, mais sûrement.

Je tins Sandima éloigné le temps néces­saire aux esprits pour re­trou­ver un peu de calme.

Un abbé sourd

Le petit voulait consulter l'abbé pour mettre les choses au clair, mais fina­le­ment, il y renonça, choi­sissant, une fois de plus, la voie de l'accep­tation.

Le jour-même, l'ogre entra dans la kuti de Sandima et lui confisqua le poste que l'abbé lui eut prêté pour qu'il pût écouter des ensei­gne­ments du dhamma. Sentant les limites dépas­sées, le moi­nillon se résolut à s'entre­tenir avec l'abbé. Pour le soutenir en cas de besoin, je l'accompagnai.

Étaient aussi présents le moine ayant marqué le petit aux cuisses et des ouvriers. Devant tous, l'abbé écrasa ver­ba­lement Sandima qui fondit en larmes. Il se borna à indi­quer qu'il était négatif de cri­tiquer des adultes, qu'il n'avait obtenu que ce qu'il méri­tait, et il finit par le couvrir de repro­ches injus­ti­fiés. En autres, il prétendit qu'il était très déso­béis­sant et qu'il n'en fichait pas une. Or, du matin au soir, il tra­vail­lait comme un esclave et accom­plissait tout ce qu'on exigeait de lui.

Quand je tentai d'argumenter au profit de Sandima, l'abbé haussa le ton, signi­fiant claire­ment qu'il n'avait pas l'inten­tion d'écou­ter une seule de mes paroles. Il me sem­blait qu'était là sa prin­cipale erreur : ne jamais écouter ce que les autres avaient à dire.

Décidément, l'abbé ne tolérait pas qu'on s'en prît à sa famille. Il semblait détes­ter San­dima de plus en plus, son com­por­tement était toujours empreint d'hos­ti­lité envers lui. En dehors d'une manière de parler parfois un peu brutale à l'égard d'un ancien, ce petit avait une con­duite irré­pro­chable, ce qui n'était de toute évi­dence pas le cas de l'abbé, et je soup­çon­nais que c'était préci­sément ce qui posait pro­blème à ce dernier.

Expérience personnelle

Je n'ai jamais cessé de constater que, non seulement là où Dieu a sa cha­pelle, Satan a la sienne, mais aussi que, là où Satan a sa cha­pelle, Dieu n'a pas for­cé­ment la sienne.

Je ne regrettais cependant pas mon séjour dans ce monas­tère, ne fut-ce pour y avoir connu Sandima. Ce fut aussi l'occa­sion de bonnes oppor­tuni­tés de pratique :

  • endurance
  • acceptation
  • renoncement
  • vertu
  • bienveillance

Et bien sûr, pour la joie de partager avec vous !

Les derniers jours, j'ai enfin compris pourquoi l'abbé – et sa famille – était si peu apprécié…

Suite et fin du récit

Le dictateur