Le moine dictateur
J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.
Dictature
L'abbé devint un dictateur. Il instaura un règlement strict. Il imposa l'obligation de venir dans la grande salle pour écouter les enregistrements tout grésillants, même pour moi qui n'y comprenais rien du tout.
Méditation obligatoire, également, à 4 h, 13 h et 20 h, soit exactement les trois moments où l'énergie n'était pas présente : trop tôt, trop lourd – l'estomac –, trop tard. Et c'était sans compter que nous bossions comme des galériens sous la grosse chaleur de l'après-midi.
Nous transpirions tout le temps, étions courbaturés et exténués, surtout moi qui n'avais pas l'habitude des tâches physiques lourdes. J’étais libre, bien sûr, de quitter le monastère quand bon me semblait, mais restai encore pour les raisons suivantes :
- attendre jusqu'à ce que Sandima s'en aille
- attendre la fin de la saison des pluies d'ici quelques jours à peine
- pratiquer un peu l'endurance
Quand le jeune moine vint me chercher pour de nouveaux travaux, je lui dis toutefois que je vins pour un séjour monacal et méditatif, non pour être un esclave. J'aurais dit exactement la même chose à l'abbé. Le moine alla cafter.
Dans l'heure, l'abbé me confisqua le téléphone, et indiqua :
- Pas besoin de téléphone pour méditer.
3 octobre
Au terme de notre collecte en ville, avec Sandima, un gentil bienfaiteur nous emmena dans un grand supermarché à bord de son imposante auto tout-terrain. Il m'acheta trois choses dont j'avais besoin – un mini réveil digital, un briquet et une cuillère. L'ogre avait volé ma précédente cuillère. Sachant que je reprendrais la route sous peu, il me procura un billet de minibus privé pour Mandalé. Enfin, il me demanda si je possédais un téléphone. Comme ce ne fut pas le cas, il s'arrêta dans un magasin de téléphonie et m'en paya un, vite fait bien fait, comme s'il se fut agi d'un stylo bille.
On obtient toujours ce qu'on mérite.
De retour au monastère, j'eus le plaisir d'en faire cadeau à Sandima. Depuis le temps que je voulais lui offrir un beau cadeau. Je lui empruntai juste pour écrire quelques-uns des derniers chapitres de ce récit.
Afin d'éviter d'être les larbins, Sandima et moi décidâmes simplement de ne plus mettre les pieds dans la salle à manger, et de nous débrouiller avec ce que nous obtenions avec nos bols, et nous obtenions plus que d'habitude. L'abbé eut le culot de nous demander de donner une partie de notre collecte.
Lui et les deux autres moines refusèrent d'accomplir la besogne qui fut la nôtre : préparation, service, vaisselle, etc. Ainsi, ils utilisaient uniquement le bol pour chaque repas, et mangeaient sous un abri à l'extérieur.
Tyran jusqu'au bout
Pendant une méditation du soir, tandis que Sandima et moi étions assis sous la même moustiquaire, comme la veille d'ailleurs, et pour la bonne raison qu'il n'y en avait pas suffisamment, l'abbé arriva, souleva notre moustiquaire et tira brutalement Sandima par le bras, agissant comme s'il était furieux contre lui, alors qu'il ne fit rien d'autre qu'être assis, les yeux fermés. Il le fit s'asseoir sans coussin ni paillasse, à même le béton – du béton birman, donc très rugueux –, loin derrière l'ogre. En Birmanie, placer un samanera derrière un laïc est une insulte.
21 heures, fin de la méditation, ou plutôt, de l'assise forcée. Là où il y a forçage, il ne peut évidemment pas y avoir de méditation. Sandima sortit en hâte. Je crus qu'il avait un besoin urgent.
L'abbé me demanda de le faire revenir immédiatement pour qu'il balaie toute la grande salle. Normalement, éreintés, nous nous endormions comme des masses à cette heure-ci. Bien sûr, je ne l'aurais pas laissé le faire seul.
Quand je le trouvai, il était avec sa maman, tous les deux en larmes. Elle était passée vers onze heures le matin-même. À cause des achats, nous fûmes rentrés un peu en retard. Au lieu de rassurer la mère, l'abbé lui avait affirmé que Sandima avait probablement fugué. Et de toute la journée, il s'était abstenu de prévenir le petit.
Dénouement
Ne cessant plus de pleurer, la mère m'expliqua qu'elle avait quitté le monastère, car elle n'en pouvait plus. Grand-mère lui faisait tout faire, et au lieu d'être reconnaissante, elle lui adressait sans cesse des reproches. Cela différait de la version que l'abbé m'eut rapportée. Qui donna la version la plus juste ? Je vous laisse le soin de juger par vous-même.
J'appris aussi que les deux vieux méditants – présents au début de mon séjour – ne furent pas rentrés chez eux suite à un grand succès dans leur méditation. L'abbé leur demandait continuellement d'accomplir de lourdes tâches, tel que planter des arbres en plein cagnard. Se levant déjà avec peine et courbés à cause de l'âge, les vieillards, forcément, abandonnèrent. En dépit de ces conditions, l'un eut tout de même plusieurs jhãnas et l'autre fut tout près d'y parvenir.
Ce soir-là, le beau-père de Sandima était là. Il parla à l'abbé d'un problème évident. Il travaillait depuis trois mois sur la menuiserie du grand bâtiment, mais n'avait pas encore reçu un seul sou. Bien qu'il était pauvre, il eut payé de ses économies les frais des travaux. Sa femme – la mère de Sandima – dut vendre ses quelques bijoux. Ils n'avaient plus rien, mais continuaient car, comme ils me le diraient plus tard :
- On a promis d'accomplir ce travail jusqu'au bout, alors on le finira, quoi qu'il arrive, car on a qu'une parole.
Les donateurs eurent déjà confié l'argent à Grand-mère il y a longtemps, mais personne ne savait ce que l'abbé et sa famille en firent. Par ailleurs, ces donateurs se mirent d'accord pour un bâtiment sur un niveau – déjà trop vaste compte tenu du faible nombre de visiteurs. Or, l'abbé, qui adorait s'arrêter dans les commerces de meubles, statues et articles de décoration pour monastères, ordonna une construction à deux étages.
En attente de nouvelles donations, ce chantier loin d'être achevé, et bâti par des ouvriers non payés, servait pour les récitations du soir à une demi-dizaine de personnes, mais surtout, d'immense réceptacle à crottes de pigeon.
Pourtant, cet abbé était convaincu d'être un moine pur, car il n'enfreignait jamais les minuscules règles monacales que seuls les spécialistes connaissaient.
Ainsi, quand le beau-père souleva le problème du retard de paie, l'abbé n'écouta plus un mot. Il se dressa comme un “i” sur son trône.
Oui, je vous l'avais dit que les abbés étaient souvent des petits rois, en Birmanie. Quand ils reçoivent du monde, ils sont installés sur un large et haut trône richement décoré. Les gens se prosternent chaque fois qu'ils arrivent ou se lèvent, obéissent à leurs ordres sans jamais discuter.
Quand les villageois n'ont pas les moyens de leur offrir la climatisation, ils les éventent à l'aide d'éventails. Le soir, des moinillons viennent leur masser les bras et les jambes.
Faut-il préciser ? Ces “moines” n'ont pas facilement l'opportunité de développer les qualités qui font un moine : le détachement, l'humilité, le dépouillement…
Grimpant sur ses grands chevaux, il joua la carte du grand maître froissé à qui il était insultant de parler argent, noyant le poisson dans l'eau avec un monologue rempli de mépris et d'arguments hors sujet. Il mit bien à profit le fait que dans ce pays, nul n'oserait contredire un abbé et où les gens étaient capables d'une grande endurance.
Au même instant, sur le côté, Sandima défroquait, et sa mère l'aidait à remettre ses habits laïcs. Ce que cette scène signifiait fut pour moi bien assez triste pour que je chialasse abondamment.
Pas tes doigts…
4 octobre
Pour la première fois depuis que je fus ici, j'allai collecter seul. On me demanda à bien des reprises :
- Le moinillon n'est pas venu, ce matin ?
Encore deux jours à patienter avant la fin officielle de la saison des pluies, donc avant de changer de monastère. Je restais confiné dans mon coin, je ne mis plus les pieds dans le grand bâtiment. L'abbé n'osa rien me dire. Sandima n'étant plus là, il semblait plus détendu.
Physiquement, il était encore là, puisqu'il venait chaque jour avec son beau-père pour travailler sur les portes et fenêtres de la grande salle. Néanmoins, il ne faisait plus partie de la “famille monastique”.
Ce sacré gamin, qui reprit son nom de laïc, mais que je continuerai d'appeler ici Sandima pour faciliter les choses, passa me rendre visite. Dans mon abri, je partageai mon repas avec lui.
5 octobre
Rien de spécial, ce jour-là, laissez-moi donc vous raconter une anecdote.
Une fois, l'abbé m'avait demandé de lui installer une application permettant d'éteindre l'écran en tapotant dessus. Son fond d'écran était une photographie de son maître. Après installation, tandis que je testais, il me cria dessus.
- Pas tes doigts sur la tête du grand maître, malheureux !
Dernier jour
6 octobre
À l'aube, quand l'abbé parti à sa collecte, je lui remis son bol en mains. En arrivant ici, je l'avais accueilli à son retour de collecte, le déchargeant de son bol. La boucle était bouclée.
3/4 d'heure plus tard, il se mit à pleuvoir avec violence. L'inverse m'aurait surpris, car chaque fois que je quitte un lieu où j'ai passé du temps, le ciel pleure mon départ.
Peu après, Sandima arriva, trempé comme une souris, puis la pluie devint légère. J'étais invité chez lui pour le dernier repas avant de reprendre la route. Il me conduisit à moto, du haut de sa petite taille, jusqu'à la ville.
Je déjeunai chez la mère du beau-père, dont la maison ressemblait à une maison. Toute la famille était présente, et semblait aussi heureuse de m'accueillir que je l'étais de me retrouver parmi eux. Sandima me montra, à deux pas de là, sa maison, qui ne ressemblait pas à une maison. Il s'agissait d'un abri de fortune fait de vieilles planches, une espèce de cabane à girafe, très étroite et inutilement très haute. Ils vivaient donc là à trois, sans eau ni électricité. Pour pipi, ils allaient derrière le buisson voisin, pour le reste chez la belle-mère.
La mère de Sandima cuisinait fort bien. Quand j'évoquai l'abbé, le beau-père s'étonna.
- L'abbé ? Quel abbé ? Je ne vois qu'un mec au crâne rasé !
Encore un peu secoués par tous ces événements, nous restâmes presque silencieux jusqu'à ce que le minibus passât me prendre pour m'emmener à Mandalé.
Un petit paradis
Une semaine plus tard, je me trouvais sur l'autoroute Mandalé Yangon, la principale route du pays. On y vit tantôt un paysan qui fit traverser ses vaches, quelques grosses flaques d'eau qui giclaient de façon impressionnante au passage du véhicule. Les distances étaient indiquées en miles, mais les vitesses exprimées en kilomètres heure.
Vendredi 13
Je parvins à Thaton, petite ville du sud-est de la Birmanie, puis dans un petit monastère de forêt des environs.
Situé tout juste assez loin du monde, le monastère abritait une quinzaine de moines et moinillons. Nous étions logés dans de belles petites kutis parsemées dans la végétation épaisse. Un petit paradis rempli de plantes sauvages et d'oiseaux de toutes sortes. Et surtout… Un abbé humble, ouvert d'esprit, souple, généreux et toujours à l'écoute des autres.
Le lieu idéal pour vivre, méditer, et écrire.
Récit suivant : Moine en escapade
Liste des récits : Récits
Accueil : Page d'accueil