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Gestion délirante et despotique d'un monastère, par un moine dictateur, convaincu d'être irré­prochable.

De surprises en anecdotes, dénouement de ce récit débuté 7 pages plus tôt.

Suggestion pour une lecture efficace
Imaginez, vous n'êtes pas sur le Web : effec­tuez des pauses, prenez le temps de réfléchir…

Le moine dictateur

100 % pur jus

J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.

Début du récit : Le long couloir

Dictature

L'abbé devint un dictateur. Il ins­taura un règle­ment strict. Il impo­sa l'obli­ga­tion de venir dans la grande salle pour écouter les enre­gistre­ments tout gré­sil­lants, même pour moi qui n'y com­pre­nais rien du tout.

Méditation obligatoire, également, à 4 h, 13 h et 20 h, soit exac­te­ment les trois moments où l'éner­gie n'était pas pré­sente : trop tôt, trop lourd – l'esto­mac –, trop tard. Et c'était sans compter que nous bos­sions comme des galé­riens sous la grosse cha­leur de l'après-midi.

Nous transpirions tout le temps, étions cour­batu­rés et exté­nués, surtout moi qui n'avais pas l'habi­tude des tâches phy­siques lourdes. J’étais libre, bien sûr, de quitter le monas­tère quand bon me sem­blait, mais restai encore pour les raisons sui­vantes :

  • attendre jusqu'à ce que Sandima s'en aille
  • attendre la fin de la saison des pluies d'ici quelques jours à peine
  • pratiquer un peu l'endurance

Quand le jeune moine vint me chercher pour de nou­veaux tra­vaux, je lui dis toute­fois que je vins pour un séjour monacal et médi­tatif, non pour être un esclave. J'aurais dit exac­te­ment la même chose à l'abbé. Le moine alla cafter.

Dans l'heure, l'abbé me confisqua le télé­phone, et indiqua :

  • Pas besoin de téléphone pour méditer.

3 octobre

Au terme de notre collecte en ville, avec Sandima, un gentil bien­faiteur nous em­me­na dans un grand super­mar­ché à bord de son impo­sante auto tout-terrain. Il m'acheta trois choses dont j'avais besoin – un mini réveil digi­tal, un briquet et une cuillère. L'ogre avait volé ma précé­dente cuillère. Sachant que je repren­drais la route sous peu, il me procura un billet de minibus privé pour Mandalé. Enfin, il me demanda si je possé­dais un télé­phone. Comme ce ne fut pas le cas, il s'arrêta dans un magasin de télé­pho­nie et m'en paya un, vite fait bien fait, comme s'il se fut agi d'un stylo bille.

On obtient toujours ce qu'on mérite.

De retour au monastère, j'eus le plaisir d'en faire cadeau à San­dima. Depuis le temps que je voulais lui offrir un beau cadeau. Je lui emprun­tai juste pour écrire quel­ques-uns des der­niers chapi­tres de ce récit.

Afin d'éviter d'être les larbins, Sandima et moi déci­dâmes sim­ple­ment de ne plus mettre les pieds dans la salle à manger, et de nous dé­brouil­ler avec ce que nous obte­nions avec nos bols, et nous obte­nions plus que d'habi­tude. L'abbé eut le culot de nous deman­der de donner une partie de notre collecte.

Lui et les deux autres moines refusèrent d'accom­plir la besogne qui fut la nôtre : prépa­ration, service, vaisselle, etc. Ainsi, ils uti­li­saient uni­que­ment le bol pour chaque repas, et man­geaient sous un abri à l'extérieur.

Tyran jusqu'au bout

Pendant une méditation du soir, tandis que Sandima et moi étions assis sous la même mous­ti­quaire, comme la veille d'ailleurs, et pour la bonne raison qu'il n'y en avait pas suffi­samment, l'abbé arriva, souleva notre mous­ti­quaire et tira bru­tale­ment Sandima par le bras, agis­sant comme s'il était furieux contre lui, alors qu'il ne fit rien d'autre qu'être assis, les yeux fermés. Il le fit s'asseoir sans coussin ni pail­lasse, à même le béton – du béton birman, donc très rugueux –, loin der­rière l'ogre. En Bir­manie, placer un samanera derrière un laïc est une insulte.

21 heures, fin de la méditation, ou plutôt, de l'assise forcée. Là où il y a for­çage, il ne peut évi­dem­ment pas y avoir de médi­tation. Sandima sortit en hâte. Je crus qu'il avait un besoin urgent.

L'abbé me demanda de le faire revenir immé­diate­ment pour qu'il balaie toute la grande salle. Norma­lement, éreintés, nous nous endor­mions comme des masses à cette heure-ci. Bien sûr, je ne l'aurais pas laissé le faire seul.

Quand je le trouvai, il était avec sa maman, tous les deux en larmes. Elle était passée vers onze heures le matin-même. À cause des achats, nous fûmes ren­trés un peu en retard. Au lieu de ras­surer la mère, l'abbé lui avait affir­mé que Sandima avait pro­bable­ment fugué. Et de toute la journée, il s'était abs­tenu de prévenir le petit.

Dénouement

Ne cessant plus de pleurer, la mère m'expliqua qu'elle avait quitté le monas­tère, car elle n'en pouvait plus. Grand-mère lui faisait tout faire, et au lieu d'être recon­nais­sante, elle lui adres­sait sans cesse des repro­ches. Cela diffé­rait de la version que l'abbé m'eut rappor­tée. Qui donna la version la plus juste ? Je vous laisse le soin de juger par vous-même.

J'appris aussi que les deux vieux méditants – pré­sents au début de mon séjour – ne furent pas rentrés chez eux suite à un grand succès dans leur médi­tation. L'abbé leur demandait conti­nuelle­ment d'accom­plir de lourdes tâches, tel que planter des arbres en plein cagnard. Se levant déjà avec peine et courbés à cause de l'âge, les vieil­lards, forcé­ment, aban­donnè­rent. En dépit de ces condi­tions, l'un eut tout de même plusieurs jhãnas et l'autre fut tout près d'y parvenir.

Ce soir-là, le beau-père de Sandima était là. Il parla à l'abbé d'un pro­blème évi­dent. Il travaillait depuis trois mois sur la menui­serie du grand bâti­ment, mais n'avait pas encore reçu un seul sou. Bien qu'il était pauvre, il eut payé de ses éco­no­mies les frais des tra­vaux. Sa femme – la mère de Sandima – dut vendre ses quel­ques bijoux. Ils n'avaient plus rien, mais conti­nuaient car, comme ils me le di­raient plus tard :

  • On a promis d'accomplir ce travail jusqu'au bout, alors on le finira, quoi qu'il arrive, car on a qu'une parole.

Les donateurs eurent déjà confié l'argent à Grand-mère il y a long­temps, mais per­sonne ne savait ce que l'abbé et sa famille en firent. Par ail­leurs, ces dona­teurs se mirent d'accord pour un bâti­ment sur un niveau – déjà trop vaste compte tenu du faible nombre de visi­teurs. Or, l'abbé, qui ado­rait s'arrê­ter dans les commer­ces de meubles, statues et arti­cles de déco­ration pour monastères, or­donna une cons­truc­tion à deux étages.

En attente de nouvelles donations, ce chantier loin d'être achevé, et bâti par des ouvri­ers non payés, ser­vait pour les réci­ta­tions du soir à une demi-dizaine de per­sonnes, mais sur­tout, d'immense récep­tacle à crottes de pigeon.

Pourtant, cet abbé était convaincu d'être un moine pur, car il n'enfrei­gnait jamais les minus­cules règles mona­cales que seuls les spé­cia­listes connais­saient.

Ainsi, quand le beau-père souleva le problème du retard de paie, l'abbé n'écou­ta plus un mot. Il se dressa comme un “i” sur son trône.

Tradition (anti)monastique

Oui, je vous l'avais dit que les abbés étaient souvent des petits rois, en Bir­manie. Quand ils reçoi­vent du monde, ils sont ins­tallés sur un large et haut trône riche­ment décoré. Les gens se pros­ter­nent chaque fois qu'ils arrivent ou se lèvent, obé­issent à leurs ordres sans jamais dis­cuter.

Quand les villageois n'ont pas les moyens de leur offrir la cli­ma­tisa­tion, ils les éven­tent à l'aide d'éven­tails. Le soir, des moi­nillons viennent leur masser les bras et les jambes.

Faut-il préciser ? Ces “moines” n'ont pas faci­lement l'oppor­tunité de déve­lopper les quali­tés qui font un moine : le déta­che­ment, l'humilité, le dépouil­le­ment…

Grimpant sur ses grands chevaux, il joua la carte du grand maître froissé à qui il était insul­tant de parler argent, noyant le poisson dans l'eau avec un mono­logue rempli de mépris et d'argu­ments hors sujet. Il mit bien à profit le fait que dans ce pays, nul n'oserait contre­dire un abbé et où les gens étaient capa­bles d'une grande endu­rance.

Au même instant, sur le côté, Sandima dé­fro­quait, et sa mère l'aidait à remet­tre ses habits laïcs. Ce que cette scène signi­fiait fut pour moi bien assez triste pour que je chia­lasse abon­damment.

Pas tes doigts…

4 octobre

Pour la pre­mière fois depuis que je fus ici, j'allai collec­ter seul. On me deman­da à bien des re­prises :

  • Le moinillon n'est pas venu, ce matin ?

Encore deux jours à patienter avant la fin offi­cielle de la saison des pluies, donc avant de changer de monas­tère. Je restais con­finé dans mon coin, je ne mis plus les pieds dans le grand bâti­ment. L'abbé n'osa rien me dire. Sandima n'étant plus là, il sem­blait plus détendu.

Physiquement, il était encore là, puisqu'il venait chaque jour avec son beau-père pour tra­vailler sur les portes et fenê­tres de la grande salle. Néan­moins, il ne faisait plus partie de la “famille monas­tique”.

Ce sacré gamin, qui reprit son nom de laïc, mais que je con­ti­nuerai d'appe­ler ici San­dima pour faci­liter les choses, passa me rendre visite. Dans mon abri, je par­ta­geai mon repas avec lui.

5 octobre

Rien de spécial, ce jour-là, laissez-moi donc vous racon­ter une anecdote.

Une fois, l'abbé m'avait demandé de lui ins­taller une appli­ca­tion per­met­tant d'étein­dre l'écran en tapo­tant dessus. Son fond d'écran était une photo­gra­phie de son maître. Après ins­tal­la­tion, tandis que je testais, il me cria dessus.

  • Pas tes doigts sur la tête du grand maître, malheureux !

Dernier jour

6 octobre

À l'aube, quand l'abbé parti à sa collecte, je lui remis son bol en mains. En arrivant ici, je l'avais ac­cueilli à son retour de collecte, le déchar­geant de son bol. La boucle était bouclée.

3/4 d'heure plus tard, il se mit à pleu­voir avec vio­lence. L'inverse m'aurait sur­pris, car chaque fois que je quitte un lieu où j'ai passé du temps, le ciel pleure mon départ.

Peu après, Sandima arriva, trempé comme une souris, puis la pluie devint légère. J'étais invité chez lui pour le der­nier repas avant de repren­dre la route. Il me con­dui­sit à moto, du haut de sa petite taille, jusqu'à la ville.

Je déjeunai chez la mère du beau-père, dont la maison ressem­blait à une maison. Toute la famille était pré­sente, et sem­blait aussi heu­reuse de m'ac­cueillir que je l'étais de me retrou­ver parmi eux. Sandima me montra, à deux pas de là, sa maison, qui ne ressem­blait pas à une maison. Il s'agissait d'un abri de fortune fait de vieilles plan­ches, une espèce de cabane à girafe, très étroite et inu­tile­ment très haute. Ils vivaient donc là à trois, sans eau ni élec­tri­cité. Pour pipi, ils allaient derrière le buisson voisin, pour le reste chez la belle-mère.

La mère de Sandima cuisi­nait fort bien. Quand j'évoquai l'abbé, le beau-père s'é­tonna.

  • L'abbé ? Quel abbé ? Je ne vois qu'un mec au crâne rasé !

Encore un peu secoués par tous ces événe­ments, nous res­tâmes presque silen­cieux jusqu'à ce que le mini­bus passât me pren­dre pour m'emme­ner à Mandalé.

Un petit paradis

Une semaine plus tard, je me trouvais sur l'auto­route Mandalé Yangon, la prin­cipale route du pays. On y vit tan­tôt un paysan qui fit tra­verser ses vaches, quel­ques grosses flaques d'eau qui gi­claient de façon impres­sion­nante au pas­sage du véhi­cule. Les dis­tances étaient indi­quées en miles, mais les vi­tesses expri­mées en kilo­mètres heure.

Vendredi 13

Je parvins à Thaton, petite ville du sud-est de la Birmanie, puis dans un petit monas­tère de forêt des environs.

Situé tout juste assez loin du monde, le monas­tère abri­tait une quin­zaine de moines et moi­nillons. Nous étions logés dans de belles petites kutis par­semées dans la végé­tation épaisse. Un petit para­dis rempli de plantes sau­vages et d'oi­seaux de toutes sortes. Et sur­tout… Un abbé humble, ouvert d'es­prit, souple, géné­reux et tou­jours à l'écoute des autres.

Le lieu idéal pour vivre, méditer, et écrire.

Et maintenant ?

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