Un binôme parfait
J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.
Collecte en ville
Ce matin, la pluie cessa juste au moment de partir pour la collecte, nous fûmes donc épargnés de trempage. Nous décidâmes d'aller jusqu'en ville, la première fois sans l'abbé.
Nous fîmes de l'auto-stop. Comme Sandima n'osait pas faire signe aux conducteurs, je m'en chargeais, tandis qu'il me prévenait de l'arrivée d'un véhicule potentiel. Nous fûmes rapidement pris. Nous étions assis à l'arrière d'une camionnette ouverte, avec trois autres personnes, dont la propriétaire du véhicule. Celle-ci me demanda où nous souhaitions nous rendre, puis téléphona… au chauffeur – situé donc à environ un mètre d'elle – pour lui indiquer où nous déposer.
Elle me dit avoir vu mon interview – en birman – sur Internet, puis m'offrit des crédits téléphoniques – que j'employais pour poster mes écrits. Il était temps, car j'étais à sec.
Dès que nous parvînmes en ville, j'optai pour un chemin plus facile que les autres, et que je réussis à me souvenir en dépit de mon grand sens de la désorientation. Nous traversâmes le quartier chinois et ses nombreux commerces, le vieux marché, et pour finir, longeâmes un peu le bord du fleuve Chin Dwin, qui ressemblait à un lac tant il était large.
Nous entrâmes seulement chez les bienfaiteurs habituels, mais quatre nouveaux nous appelèrent pour nous donner plats mijotés et gâteaux, ce qui ne se produisait pas en collectant avec l'abbé. À chaque maison, nous étions tranquillement assis, le lourd bol posé sur une table.
Les bienfaiteurs habituels étaient surtout des commerces. Chez l'un d'eux, qui nous offrit un régime entier de bananes – entre autres choses –, j'eus une conversation avec deux gamines de onze et huit ans qui se débrouillaient mieux que moi en anglais !
Elles devenaient nonnes un mois chaque été. L'une comme l'autre, elles visaient le doctorat de médecine, puis à terme souhaitaient être nonnes pour de bon, afin de devenir nonnes doctoresses !
La dernière bienfaitrice de la ronde nous fit conduire jusqu'à un autocar qui nous lâcha près de notre monastère. Le riz en quantité raisonnable, nous obtînmes de bons plats, des gâteaux, des fruits, des boissons, plein de sachets de café au lait, et pour couronner le tout, des crédits Internet.
Naturellement, Sandima voulait y retourner le lendemain. Néanmoins, il valait mieux changer régulièrement d'itinéraire pour ne pas inciter à la générosité toujours les mêmes donateurs.
À notre retour, il fut tout juste l'heure de se mettre à table. En commençant la première bouchée, il se mit à pleuvoir des cordes.
Nous formions tous les deux un cocktail particulier, un binôme parfait. Au village, aussi, on nous donna une colonne de récipients superposés pleins de nourriture ; on nous demandait de passer tous les jours , ce qui ne se produisait pas non plus quand nous étions avec l'abbé.
Événements divers
La cage
Près de la pagode voisine, il y avait une cage vide, du genre de celles qu'on emploierait pour des macaques. Curieux, j'interrogeai Sandima.
- C'est pour quoi cette cage, des singes, des oiseaux ?
- Non, ça sert quand il y a une fête.
- Pour un jeu ?
- Non, c'est pour y enfermer ceux qui boivent un coup de trop et qui fichent la pagaille.
Le petit serpent
Après avoir découvert un petit serpent dans sa kuti, Sandima préféra passer la nuit dans la grande sale des cérémonies. J'avais réussi à le récupérer dans une boîte, mais il en ressortit d'un bon juste au moment où je m'empressais de refermer le couvercle. Il s'en alla disparaître dans un trou du mur.
Atmosphère tendue
Lorsque des bienfaiteurs vinrent au monastère, l'abbé ne put se permettre de bouder la salle à manger. Depuis, il nous honorait de nouveau de sa présence. Les « pas de bruit ! », « tais-toi ! » et autres « fais pas comme ça ! » reprirent donc leur service.
En pleine prise des préceptes, qui étaient ici effectués de manière ultra solennelle, Sandima lâcha un gaz sonore. Fou rire difficile à contenir, sous l'air tendu, sérieux et sévère de l'abbé.
Roman
L'histoire de mon nouveau roman se développait naturellement. Le squelette était prêt, toute l'histoire était stockée dans un coin de mon esprit. Bien sûr, je m'inspirais de Sandima pour peaufiner le personnage de la fillette, bien que j'eus déjà créé ses traits principaux avant de connaître ce sacré gamin.
Parfois, je ne disposais pas du smartphone. J'écrivais donc quelques phrases dans ma tête et me les répétais en boucle afin de ne pas les oublier.
Délire xénophobe
Ici, dans la campagne, il y avait des personnes si peu éduquées que leur façon de penser frisait le délire. Des gens mirent en garde les villageois contre moi :
- Ne lui donnez pas de riz à celui-là ! C'est un étranger déguisé en moine qui œuvre pour les terroristes !
Ce n'est pas une plaisanterie, c'est un paysan que l'abbé connaît bien qui me rapporta ce fait. Je n'osais pas imaginer ce que cela eut été avec mon apparence de fakir. M'aurait-on retrouvé avec une hache plantée entre les omoplates ?
Sur le coup je fus tout de même resté quelque peu sceptique.
- Vous devez vous méprendre, mon brave. Je viens de traverser le village, et tout le monde m'a donné de la nourriture.
- Ce n'était pas par respect, mais par crainte !
Déménagement
Nouveau logement
La kuti de Sandima était assez confortable en dépit de sa petite taille. Murs en ciment et sol en parquet, c'était un des seuls bâtiments du monastère qui comportait des fenêtres avec des vitres et une porte fermant à clé. La possibilité de verrouiller n'était pas un luxe ici, avec l'ogre qui avait l'habitude de “prendre ce qui traînait”.
Toutefois, l'abbé estima que Sandima ne la méritait pas, alors il le délogea pour le placer dans une vieille cabane sans sol, c'est-à-dire posée à même la terre. Cette construction, faite de lattes de bambou tressées, était dépourvue de fenêtres et directement surmontée d'un toit de tôle. Même à l'ombre des arbres et sous un peu de vent, la chaleur restait éprouvante. Alors vous pouvez l'imaginer, cette cabane était un four.
Nouveau voisin
À l'intérieur, il n'y avait rien. Sandima bricola tout lui-même : la pose de tôle pour empêcher les chiens d'entrer, un système de récupération d'eau de pluie, l'électricité – prises, interrupteurs, etc. – après qu'il eut tiré un fil depuis la cabane de l'ogre, juste à côté. Parce que oui, l'abbé eut l'ingénieuse idée de les placer l'un à côté de l'autre. Il eut été moins dangereux de faire un feu de camp contre un grand réservoir d'essence.
Situé à l'autre bout du monastère, j'entendais donc parfois quelques détonations ou de simples grognements. J'estimais néanmoins que la promiscuité semblait ne pas si mal se passer. Il n'y avait ni sang ni fêlure, ce qui restait un miracle, compte tenu de tous les outils de jardinage métalliques disposés à cet endroit.
Le mal aimé
Le gamin avait parfois une manière peu appréciable de rétorquer, mais au moins, il faisait toujours ce qu'on lui demandait, et il me semble qu'on lui demandait beaucoup.
L'abbé l'estimait malgré tout “trop désobéissant”. Quelle eut été sa réaction s'il avait eut affaire à un gosse de Mandalé ? Il décida de le mettre à la porte dès la fin de la saison des pluies, durant laquelle tous les moines sont censés rester dans le même monastère.
À l'instar de tout garçon intelligent, quand on enseignait une chose à Sandima – comme une règle de discipline –, il n'avalait pas tout cru, il voulait comprendre et par conséquent, il demandait des explications plus détaillées. Or, questionner un enseignant est très mal vu, en Birmanie, surtout – et c'est fréquemment le cas – lorsque ce dernier n'a pas la réponse.
Vous devinerez donc au moins en partie pourquoi l'abbé n'aimait pas Sandima, dont le comportement monastique restait pourtant en mesure de faire rougir de honte presque n'importe quel moine du pays.
Exploitation
Méchanceté
Un matin de bonne heure, dans le village voisin, fut organisé un banquet de plats traditionnels offert à tous les moines et moinillons des environs.
Comme dès l'âge de 20 ans, un moinillon peut passer moine, il n'y a presque que des enfants parmi les moinillons.
Tous les petits samaneras étaient présents, sauf Sandima. Évidemment, l'abbé lui interdit de venir.
Baignade
Je commençais à devenir accro à la baignade dans la mare. Plus tard, je m'y rendais jusqu'à deux fois par jour. C'était si agréable par cette chaleur, surtout après avoir passé des heures emballé dans une robe trempée de sueur.
Toujours plus de travail
Déjà, l'ogre ne fichait rien. Ensuite, il fichait moins que rien, puis encore moins. Avec Sandima, nous devions tout faire nous-mêmes, en plus de la collecte. Heureusement, nous savions bien cultiver l'art de la rigolade. L'humeur positive est sans conteste la plus puissante des forces.
L'après-midi, il y a avait souvent des travaux physiques à accomplir, jusqu'à l'heure de notre baignade sportive, ce qui nous garantissait un profond sommeil la nuit. Les travaux consistaient en diverses tâches :
- transport de planches de bois
- piochage et désherbage pour améliorer les sentiers du monastère
- plantage et arrosage d'arbustes
Comme les moines n'étaient pas autorisés à creuser la terre, ce fut à moi et Sandima de procéder aux trous à l'aide d'une bêche.
Compromis
L'abbé trouva un compromis avec papa ogre. Il ne venait que bien en retard dans le vieux bâtiment délabré – au sol penché et rongé par les termites – qui faisait office de salle à manger, mais aussitôt qu'il arrivait, l'ogre ne devait pas rester un instant de plus. Ainsi, le “réprimandeur” prenait le relais du “gémisseur”.