Le chasseur de fantômes
J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.
Enfantillages
La bouderie
La mine chagrinée, la grand-mère vint me retrouver.
- Ne partez pas ! Tout le monde vous apprécie ici, même l'abbé. Il ne sait pas parler aux gens, ses paroles sont crues, mais toujours pour le bien des autres.
D'après mon constat, il était juste impossible de discuter avec lui, car il n'écoutait jamais quand on essayait de lui parler.
Toutefois, en raison du discours de la vieille dame et de la tristesse du pré-ado, je suis finalement resté. Depuis, l'abbé ne me parla plus du tout et fit tout pour m'éviter, allant jusqu'à faire le tour et enjamber la barrière pour entrer dans sa kuti lorsque je me trouvais devant !
Un peu puéril comme réaction, mais cela me convenait bien, car je pus dès lors vivre comme je l'entendais, l'esprit tranquille.
Je ne m'autoriserais pas à juger le comportement de l'abbé, car j'avais moi aussi un côté puéril pour beaucoup de choses. Ce fut sans nul doute pour cette raison que je m'entendais si bien avec les enfants.
Pour le coup, l'abbé faisait sa collecte – de nourriture – seul de son côté, j'allais donc avec Sandima et ce fut très bien ainsi.
La nourriture n'était pas si huilée et épicée que ça et le chemin se montrait bien plus agréable : pas de voitures, juste de la terre avec des maisons en bambou, une rivière à traverser – l'eau jusqu'aux mollets – avec des chutes offrant une bien jolie vue. Un char tiré par deux vaches, traversant la rivière apparaissait comme une peinture, tant les couleurs étaient intenses sous la lumière du soleil matinal. Nous décidions toutefois d'aller aussi en ville, une fois prochaine.
Mon jeune ami me fit découvrir le bien-être de la baignade dans la petite mare. Une autre fois, il m'en montra une bien plus vaste, à peine plus loin. Le panorama dépassait toute attente. L'eau y était délicieusement tiède.
Le pari
De retour dans sa kuti, Sandima me parla d'une règle monastique, mais selon moi, elle n'existait pas. Lui, me soutenait que si.
- Quand un moine parle à un autre, ce dernier ne doit pas feindre de ne pas l'entendre.
Nous avons parié, chacun choisissant son gain si l'autre perdait. Si Sandima gagnait, il m'arracherait à la main les poils sous les bras ! Si je gagnais, il devrait m'apporter chaque jour durant un mois un verre de son sirop.
Il se trouva que son livret de règles monacales disait comme lui, mais il s'agissait d'une interprétation maladroite. Pour exemple, la règle qui nous a poussé à parier dit :
- Lorsque le sangha pose une question, il ne faut pas détourner la conversation.
Nous considérâmes le pari nul et primes cette occasion pour revoir l'ensemble des règles de la version qui semblait plus correcte.
Ces temps-ci, je passais aussi du temps à lire et réfléchir sur les suttas.
Brefs ou longs, simples mais profonds, ils sont les enseignement que le Bienheureux a délivré de sa bouche. Les suttas délivrent toute la procédure pour le développement de la vue juste, en passant par la vertu, le renoncement et la méditation.
Je réfléchissais aussi à l'histoire de mon prochain roman, qui ira un peu plus en profondeur – par rapport aux précédents – dans la méditation et le renoncement, tout en restant accessible augrand public, selon mon style habituel :
Sentiments, suspens, situations cocasses…, et dont l'idée générale m'apparut en avril dernier.
L'escapade
Le départ
Avec Sandima, nous nous décidâmes à effectuer une petite escapade dans l'après-midi. Enroulés dans nos robes et armés de parapluies – pour se protéger du soleil –, nous partîmes rendre visite à un moine qui vivait sur une colline entourée d'un panorama fantastique : des champs bosselés avec fermes et étangs à perte de vue. De cette colline, on en distinguait une plus haute, avec un stupa à son sommet.
En Birmanie, le plus souvent en briques recouvertes de ciment peint en blanc ou doré, ils ont presque toujours la forme d'une cloche surmontée d'une colonne d'anneaux pointue, surmontée d'une ombrelle métallique.
La montée
Nous quittâmes le moine en lui confiant nos parapluies, et filâmes droit vers la montagnette. Le chemin que nous trouvâmes s'estompa rapidement, nous grimpâmes comme nous le pouvions. La pente devint de plus en plus raide. La chaleur se faisant pesante, la robe du haut restait pliée, posée sur les épaules. Il y avait peu de végétaux pour s'accrocher. À cause des galets, nos tongs devinrent trop glissantes, nous les enfilâmes aux bras par les lanières et poursuivîmes la grimpette à quatre pattes.
On espérait vite retrouver le chemin, mais on apprendrait qu'il n'y en avait pas sur ce versant. On réalisa que si on eût glissé, c'eût été la mort assurée. On constata en même temps qu'il ne fut plus possible de redescendre, ou que tout du moins, ce fut bien trop dangereux.
Prêts à assumer notre kamma quoiqu'il arrivât, et plein de volonté de réussir ce pèlerinage qui semblait mettre au défi notre courage, nous continuâmes sans halte notre escalade, avec des passages délicats, comme sauter latéralement puis s'accrocher à une racine mince – afin de ne pas rouler jusqu'au pied de la colline – sans certitude qu'elle tiendrait.
Je commençai à angoisser, tandis que Sandima demeurait confiant. Plutôt que de lui transmettre mon émotion, je préférai m'aligner sur la sienne. Ainsi, avec assurance, nous affrontâmes la situation, quoi qu'il advînt. Peu avant le sommet, nous traversâmes une large et quasi infranchissable barrière de buissons épineux. Épargnés du risque de chute mortelle, en comparaison, les griffures nous parurent insignifiantes.
L'arrivée
Nous pûmes donc toucher la vieille pagode comme s'il se fut agi d'un privilège rare, et admirer au loin le plus grand bouddha debout du monde. Je me souvins alors, quelques années auparavant, avoir visité l'intérieur de ce monument colossal. C'était l'époque de sa construction ; ils en étaient au torse. On pouvait alors, malgré le plein chantier, grimper sur la structure ouverte sur le vide, à nos risques et périls.
La descente
La redescente fut un petit peu moins périlleuse, car Sandima trouva un passage avec plus d'herbes – pour s'agripper – et une pente à seulement 40°.
Naturellement, nous rentrâmes après la tombée de la nuit. Inutile de vous dire combien l'abbé se montra furieux. Et il ne savait même pas ce que nous avions fait ! D'un ton implacable, il lança :
- La prochaine fois, c'est dehors !
Heureux et satisfaits, dans la kuti de Sandima, nous trinquâment du sirop de lime à notre victoire.
À propos de boisson, je n'eus plus besoin de parier ; grand-mère me donna une bouteille de sirop de zi, de la prune birmane.
Ensuite, nous allâmes nous délasser dans l'eau tiède du petit étang, sous les étoiles, éclairés par la lune. Le lendemain, surgirent de terribles courbatures aux bras et cuisses.
Trop, c'est trop !
Avec Sandima, quand nous faisions notre collecte, nous rencontrions un drôle de problème. Les villageois nous donnaient largement trop de nourriture, surtout du riz en fait.
Inconvénients d'un bol trop plein
- Gaspillage. Il n'y avait presque plus personne à nourrir, les deux vieux méditants repartirent ce jour-là. Je présumai qu'ils obtinrent tous les jhãnas.
- Faute. Une règle monastique – une sekiya, non un sous-commentaire – indique de ne pas accepter plus de nourriture que la quantité que l'on peut manger.
- Poids. Mine de rien ça pèse, surtout vers la fin du chemin du retour.
C'est samatha qui mène aux jhãnas, qui peuvent être plus ou moins profonds et subtils.
Pour éviter le souci du bol trop plein, l'idée fut de s'arrêter seulement devant la moitié des maisons, mais certains pourraient se demander pourquoi on s'arrête chez Untel et pas chez lui. Aussi, comme la veille, quand l'un nous vit, il alerta les autres, qui fondirent aussitôt sur nous, gamelle de riz dans une main, cuillère dans l'autre !
Il nous fallut donc étudier une nouvelle stratégie…
Le jour suivant, nos bols ne furent pas trop remplis, mais ce fut avant tout parce qu'il pleuvait.
Durant la collecte, il n'est pas bien vu de parler. Comme Sandima marchait derrière moi et qu'il connaissait mieux le chemin, nous avons convenu d'un code, qui fonctionnait plutôt bien.
Certaines personnes préparaient de la nourriture en avance, spécialement pour nous. Si nous arrivions devant la maison de tels bienfaiteurs, il émettait un discret cri de canard. Si j'empruntais une mauvaise direction, deux cris de canard. En cas de faux signal, un claquement de langue. En fait, mon sens de l'orientation était – et l'est toujours – si mauvais que je ne me rappelai jamais le chemin, même après de nombreuses fois.
Lorsqu'un groupe de moines effectue la collecte, il va en file indienne, en respectant l'ordre suivant, depuis l'avant : les moines d'ordination complète, selon l'ancienneté (temps ininterrompu passé dans le sangha), puis les samaneras, selon leur âge.
Ce même ordre de priorité est appliqué pour tout au sein de la communauté monastique.
Les nonnes, quant à elles, suivent toujours l'ordre selon l'ancienneté.
Le fantôme
Une nuit, Sandima fut taquiné par un fantôme. Certain de n'avoir pas rêvé, il entendit clairement des bruits de pas sur le plancher, dans sa kuti – qui n'avaient rien de semblable à des grattages de souris. Dans la même nuit, sa couverture le découvrit entièrement sans qu'il ne bougeât, et à un autre moment, sa propre main se leva contre sa volonté.
Il eut si peur de rester seul dans sa kuti qu'il vint passer la nuit suivante sous mon abri, avec son oreiller et sa couverture. Je lui expliquai bien que ceux qui cultivent un esprit pur n'ont rien à craindre. Bien qu'il ait une vertu propre, l'idée de se retrouver à nouveau seul dans sa chambre lui donnait la frousse, ce qui était compréhensible.
Nous voulions nous renseigner auprès d'un vieux villageois, un grand et sec, qui passait souvent ici. Nous savions qu'il en connaissait un bon rayon à propos de ces êtres que le commun des mortels ne voit pas. Il avait connaissance de nombreux emplacements – dans le monastère – habités par des esprits.
Le jour-même, voilà “Ghostbuster” qui arrive. Je commençai à peine à lui évoquer le problème qu'il leva la main, signifiant qu'il ne fut point la peine d'en rajouter, et indiqua simplement, d'une voix modeste :
- Je m'en occupe.
Nous nous rendîmes dans la kuti de Sandima, il s'assit par terre, tint quelques livrets sur le dhamma qui se trouvaient dans la pièce et, fermant les yeux, fit comprendre au péta, comme on appelle les fantômes, ici, qu'il était inutile d'effrayer le résident des lieux, qu'il n'avait aucune mauvaise intention à son égard.
Au bout de deux ou trois minutes, il se retourna vers moi :
- Voilà, il ne se manifestera plus, mais il faudra éprouver de la bienveillance pour lui.
Nous allâmes retrouver Sandima – qui finissait de laver son bol – pour lui exposer la situation. Enfin, il fut rassuré.
L'abbé ne manqua pas cette occasion pour lui dire que c'était probablement parce qu'il ne méditait pas assez.
S'adressant à Sandima, mais parlant pour moi, l'abbé ajouta que les récitations – qui sont avant tout des protections – servaient aussi à cela. Pour moi, ça ne collait pas, car Sandima s'adonnait matin et soir aux récitations, moi jamais et pourtant je n'ai pas une seule fois été visité par un fantôme.
J'admets complètement qu'il existe des choses, voire des mondes entiers, que nos sens ne nous laissent pas percevoir. Néanmoins, je préfère personnellement concentrer mon intérêt sur les choses directement expérimentables par mon propre esprit.
Travail manuel et sport
L'étagère en bois
Un matin, je voulus me bricoler, à l'extérieur près du réservoir d'eau, une étagère pour y poser bac à eau, brosse à dents et dentifrice.
Comme Sandima insista pour la fabriquer lui-même, je le laissai faire et j'eus bien fait. Son travail fut rapide et efficace.
Pendant plus d'une année, il assista son beau-père menuisier en façonnant les portes et les volets de la sima ; un travail minutieux.
Une autre fois, tandis que je nettoyais les toilettes, Sandima eut l'idée de bricoler un rideau à partir d'une vieille robe.
Jardinage
Si le matin était le temps de la collecte, l'après-midi donnait souvent lieu à du travail, comme l'arrosage des arbustes, c'est-à-dire porter des seaux d'eau d'un bout à l'autre du monastère. Un jour, nous dûmes réparer un tuyau d'eau : creuser la terre, scier, emboîter.
Sport aquatique
Après le labeur, rien ne fut meilleur que de se prélasser un moment dans notre piscine naturelle. Souvent, c'était l'occasion pour Sandima de me montrer ses talents de saut à la perche aquatique.
Chat échaudé…
L'atmosphère se détendit un peu, mais je préférais demeurer distant et aussi silencieux que possible en présence de l'abbé. Chat échaudé craint l'eau froide.
Un matin de septembre, il nous emmena avec lui pour la collecte, vers un village lointain. Comme nous passions près de la colline périlleuse, l'abbé nous lança :
- Vous voyez cette colline ? Hé bien on peut y monter.
Sandima lui apprit alors notre escapade et le danger que nous y bravâmes. L'abbé comprit alors pourquoi nous étions rentrés si tard.
- Si j'avais su que vous iriez là-bas, je vous aurais expliqué le chemin.
Végétarisme
Des raisons bien différentes peuvent motiver à devenir végétarien. Voici un cas que je n'avais encore jamais rencontré.
Le jour où Sandima reçut un indésirable visiteur nocturne, l'abbé lui expliqua aussi que ceux qui ne mangent pas de viande les attiraient beaucoup moins, car ils dégageaient une bien moins forte odeur, même en transpirant.
Autrement, cette odeur les attire comme des mouches. Et qu'au contraire, elle faisait fuir les esprits célestes – les dévas, comme on les appelle ici –, qui préfèrent protéger ceux dont l'odeur est plus “pure”, grâce à l'absence de viande dans le corps.
Sandima devint dès lors végétarien. Il se moquait du support céleste, il voulait seulement que Casper lui fiche la paix.
Avec la pratique, il découvrirait peu à peu les autres avantages du végétarisme. Avec moi, nous étions donc deux, ce qui était pratique puisque nous mangions à la même table.
Lors de la collecte, comme il eut été bien délicat de refuser viandes et poissons, nous prenions tout et, de retour à la cuisine, donnions nos cadavres aux autres.