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Découverte d'un individu qui tient plus de l'ogre que de l'humain. Les relations particulières d'un monas­tère familial, le culte des parents en Birmanie. Les conditions difficiles pour l'épanouissement d'un pré-ado trop doué pour son entourage.

Suggestion pour une lecture efficace
Imaginez, vous n'êtes pas sur le Web : effec­tuez des pauses, prenez le temps de réfléchir…

L’ogre

100 % pur jus

J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.

Début du récit : Le long couloir

Une caricature vivante

Présentation

Le seul vieil homme qui résidait ici avait un com­porte­ment dé­pour­vu de tout raffi­ne­ment. Il parlait très fort et gro­gnait tout le temps.

Son visage était si repoussant qu'on regar­dait ailleurs quand il nous parlait, ce qui heu­reu­se­ment n'est pas impoli selon la cul­ture bir­mane.

De par sa laideur, sa corpulence forte et trapue, son allure “go­rillesque”, ses gri­maces, ses groui­ne­ments et ses braie­ments, c'est tout natu­relle­ment que nous l'appe­lions “l'ogre”. De plus, il se goin­frait vrai­ment comme un ogre. Pendant le repas, Sandima lui lançait parfois des restes, comme à un animal, qu'il ingur­gitait pres­que sans voir de quoi il s'agissait.

Je plaignais cet ogre, qui n'avait pas l'air méchant, mais que tout le monde semblait détes­ter ici, surtout Sandima qui le trai­tait comme un chien et qui ne manquait jamais une occasion de lui crier des repro­ches. Je ne voulais juger de rien, car je n'avais qu'un aperçu super­ficiel de ce qui se passait ici. Par exemple, lorsque j'ex­hortai Sandima à être plus cool et plus res­pec­tueux avec l'ogre, il s'emporta.

  • Parle pas sans savoir ! Il cause beaucoup de mal, ici.

Ce qui semblait clair, pour le moins, c'est qu'il n'en fichait pas une. Sans doute, suivait-il le conseil qu'un ami me donna :

  • N'en fiche pas une et ta méditation s'améliorera.

L'ogre était pourtant bien nourri et bien logé.

Quand on revenait de la collecte, rien n'était fait, tout baignait dans la saleté, rien n'était prêt pour le repas, et bien sûr, au moment où on avait le plus besoin d'aide – c'est-à-dire durant le repas –, l'ogre n'était pas là. C'est que depuis quelques jours, Grand-mère était absente ; elle devait s'occuper d'un frère hos­pi­talisé. Quand elle était là, tout restait propre et ordonné. Elle pré­parait une grosse tasse de soupe pour chacun, un plat de légumes en plus, et elle n'ou­bliait rien, pas même les sachets de café au lait.

Un jour, étonné de ne pas avoir de bananes, avec toutes celles qu'on avait pour­tant ob­te­nues, j'entrai dans la cuisine – qui ressem­blait alors à un bidon ville – et tombai sur trois régimes entiers de bananes noires entou­rées de mouches. Comme j'y suis auto­risé en tant que samanera, j'en arrachai quel­ques bonnes, et allai les offrir aux moines, jetant un large sourire sur leurs visages. J'eus profité de mon passage en cuisine pour prendre la seule petite cuil­lère qui restât, et toute hui­leuse, bien sûr. Où étaient passées les autres ? Bref…

Cette situation était aussi une excellente oppor­tunité de rappeler aux moines qu'ils sont suppo­sés se débrou­iller par eux-mêmes. Ils peuvent accepter de l'aide, mais celle-ci ne devrait jamais être considérée comme un acquis ou un dû.

Tout s'explique

Au début, je ne comprenais pas pourquoi l'abbé ne mettait pas à la porte ce vieux bon­homme si grossier qui ne médi­tait pas, ne se rendait jamais utile, et passait son temps à pleur­nicher, se plaindre et se que­reller avec tout le monde, y compris avec la grand-mère, et pour cause, c'était son mari ! Je l'appris avec grande surprise des semaines après mon arrivée. Dès lors, tout s'expliqua. Si si, vous l'avez bien saisi : l'ogre était le papa de l'abbé.

Nouvelle matinée, nouvel épisode du feuil­leton ; l'orage éclata encore.

Comme à son habitude, la trombine enfarinée, un œil plus plissé que l'autre, la lèvre du bas pendante comme une vieille poche arra­chée, l'ogre fit son entrée en scène au milieu du petit-dé­jeuner – qu'il était censé préparer lui-même –, en se plai­gnant de choses insi­gni­fiantes. Il était la flamme tombant dans un bidon d'essence. Les moines le rem­ballèrent, ce qui lui donna une nou­velle oppor­tunité de se plaindre.

  • Vous vous mettez tous contre moi, je ne peux jamais rien dire !

Cela exaspéra d'autant plus l'abbé, qui s'efforça malgré tout au calme. Il tenta de sen­sibi­liser son père aux dangers d'un état d'esprit malsain :

  • Si tu cultives continuellement des pensées empreintes de mécon­tente­ment, ça ne t'apporteras que du malheur. Vivre dans un monastère, c'est une riche opportunité de développer de nombreux bienfaits, avec un esprit positif. Mais en fin de compte, tu ne produis rien d'autre que du négatif. C'est vraiment affligeant !

Ensuite, j'ignorai ce qu'il se passa. Épier les conflits n'était pas mon dada, et quand je mangeais, j'aimais bien le faire atten­tive­ment. Toujours fut-il que la foudre tomba. J'entendis soudain l'abbé perdre patience. Occupé à rai­sonner l'ogre, il n'eut pas même commencé à manger. Il se leva, le visage déprimé, et juste avant de dispa­raître, lança à l'ogre :

  • Puisque c'est comme ça, je ne mange plus ici ! Tu n'auras au moins plus à te plaindre de moi.

Aussitôt l'abbé éloigné, Sandima prit le relais, hurlant sur le grand-père plus que jamais.

Au moment de partir à la collecte, l'air défait, l'abbé me dit :

  • Aujourd'hui, allez y tous les deux de votre côté, avec le petit.

Le culte des parents

À onze heures, l'abbé prit son repas dans sa kuti. Quand j'allai lui appor|ter une banane, il me remit son cou­vercle de bol rempli d'ali|ments divers, dont de beaux mor­ceaux de viande, et me demanda de l'appor­ter à son père.

Comme je l'expli­quais en début de récit, il est très mal vu, en Birmanie, de ne pas prendre soin de ses parents. Même si les parents ne manquent de rien, ils seront soutenus par leur descen­dance.

Un fils unique prêt pour la vie monastique ne prendra pas la robe plus que quel­ques jours par an. Il dira :

  • Mes parents se sont occupés de moi depuis que je suis bébé, alors j'ai une dette ; je dois en retour me charger d'eux jusqu'à leur mort.

Pourtant…

Bouddha a dit :

La meilleure façon de marquer sa re­con­nais­sance envers ses parents, mieux que de les laver, les nourrir et les porter sur ses épaules durant cent ans, c'est de les amener à se défaire de leurs habi­tudes et vues défa­vo­rables, et d'adopter des habitudes et vues favo­rables.

Quand la mère de Sandima résidait au monastère, elle prêtait main forte à grand-mère et tout allait pour le mieux. Son mari – issu d'un second mariage – diri­geait tran­quille­ment les ouvriers. Un jour, d'après les dires de l'abbé, une grosse dispute éclata entre eux. Ils en seraient même venus aux mains. Le mari devint fou de rage.

Tout en insultant sa femme, il l'emmena de force dans leur loge­ment en ville, pro­mettant qu'il allait se remettre à boire. Un Birman qui boit perd tout contrôle de soi et peut se mettre à faire les pires bêtises. C'est depuis que cette femme ne revint pas.

Des histoires de la sorte sont quoti­diennes dans les quartiers pauvres du pays, avec bagarres et coups de couteau.

Malveillance

Grand-mère revint, la cuisine retrouva son âme. Toutefois, l'abbé demeura reclus dans sa kuti, durant les repas. Le gamin saisit cette oppor­tu­nité pour faire le pitre avec la nourriture.

Après la fin d'un repas, nous lavions chacun notre bol noir et le mettions à sécher au soleil. Comme Sandima adorait jouer et taquiner, il mit son bol brûlant sur mon bras. Je m'emparai alors du mien et me préci­pitai vers le farceur pour lui rendre la pareille – avec un esprit amusé, natu­relle­ment. En m'approchant de la cuisine, dans laquelle il se fut réfugié, je croisai l'ogre. Il me dit tout bas, pour que le petit n'entendît pas, le visage crispé par la haine :

  • Fiche-lui un coup-de-poing !

Pour s'assurer que j'eus bien saisi, il accom­pagna son propos par le geste, lançant un coup-de-poing très vif dans l'air. Je fus frappé – c'est le cas de le dire – par cette réac­tion, et je peux affirmer qu'il ne plai­santait pas.

Je ne soupçonnais pas une telle mal­veil­lance dans l'air. En même temps, si Sandima était plus courtois, l'ogre n'aurait sans doute pas un tel ressen­timent.

Épanouissement difficile

Toujours et encore, Sandima cherchait à saisir en détail le fonc­tionne­ment de tout, y compris dans le domaine de la psy­cho­logie. Lorsqu'un point ne lui pa­rais­sait pas clair con­cer­nant les préceptes, il voulait s'infor­mer pré­ci­sément pour bien com­prendre, au lieu d'adopter une règle aveu­glément.

Suite à son auto-apprentissage, quand il maîtri­sait la machine à coudre, il recousit ma robe qui s'était déchirée sur vingt centi­mètres.

Une fois, je l'interrogeai sur ses projets.

  • T'as une idée de ce que tu souhaites faire, plus tard ?
  • Mon beau-père va sûrement continuer à m'apprendre le métier de menuisier.
  • Tu ne veux pas rester dans la vie monastique ?
  • Quand tu partiras, je défroque direct !

La veille, déjà, il voulait défroquer, juste pour ne plus avoir à supporter l'ogre, me dit-il.

Je pensais qu'en laissant une grande part de liberté à un enfant, tout en l'encadrant correc­tement, il pourrait s'épanouir de façon remar­quable. Malheu­reuse­ment, je ne pus que déplorer la rigidité et l'absence de prag­matisme des sys­tèmes monas­tiques et sco­laires de ce pays.

Pour ce qui fut des pitreries à table de San­dima, ce fut bien com­pré­hen­sible.

Métaphore

Plus on tire un élastique, plus il claque dans l'autre sens quand on le lâche.

Quand l'abbé mangeait avec nous, il était pesant de remar­ques pour des choses insi­gni­fiantes, essen­tielle­ment à l'égard du petit, tout au long du repas :

  • Fais pas de bruit avec la cuillère ! (impossible de faire autrement pour remuer le café en poudre dans la tasse) Redresse-toi ! Reste bien en face de ton bol ! Dépêche toi de te servir et fais passer le plat ! Arrête de faire du bruit avec cet emballage ! (impossible de l'ouvrir en silence) Mange pas ça de cette façon ! Va chercher ci ! Va chercher ça ! Ne paresse pas ! dépêche toi de finir de manger ! (l'abbé lui-même mettait bien plus de temps) Parle pas en mangeant ! (alors qu'il m'avait seulement chuchoté de lui passer le thé) Etc.

Il va sans dire, durant les repas, Sandima préfé­rait malgré tout la présence de l'ogre à celle de l'abbé. Et pour tout dire, moi aussi !

Mieux vaut la tempête détendue que le calme tendu.

C'est comme le succès en méditation, il se mani­feste quand l'esprit est par­faite­ment détendu, peu importe si l'envi­ronne­ment n'est pas très calme.

Suite du récit

Travail des enfants