L’ignoble sangha
J'écris chacun de mes récits tels que les événements se sont déroulés, sans arrangement ni agent conservateur.
Riz froid
Les moines forment une communauté pour les choses pratiques, mais demeurent solitaires dans leur pratique.
Mangeriez-vous volontiers du riz froid de bon matin, vers 5h30 ?
Moi, j'ai du mal, d'autant plus qu'ici, on a déjà du riz tous les jours au déjeuner. S'il n'y a pas de nouilles ou de bouillie aux pois, je me contente de biscuits, avec un thé lacté. Alors, pour le petit-déjeuner du lendemain, je stocke les petits gâteaux qu'on me donne durant la collecte alimentaire. Tel est un autre avantage d'être samanera.
Les bhikkhus, moines lourds, si j'ose dire, ne peuvent pas conserver de nourriture après midi.
Il faut être âgé d'au moins 20 ans pour devenir bhikkhu. Hélas, passé cet âge, les moines accèdent systématiquement à ce statut, alors qu'ils sont déjà presque tous incapables de suivre la discipline de la version légère.
J'adore récupérer les choses que les autres ne veulent plus. C'est donc le cas de quelques-unes de mes possessions, dont mon bol. Je l'ai trouvé en parfait état, jeté par un moine qui ne l'aimait pas, car il est laqué.
Lors de mes premières années en Birmanie, tous les bols étaient comme celui-là, mais de nos jours, on n'en trouve plus. Ils me plaisent, car ils sont légers et la cuillère ne grince pas, contrairement aux bols métalliques.
Sur cette page, je critique copieusement les moines, qui dans l'ensemble se montrent cependant très courtois et généreux avec moi. Il m'importe d'avoir l'honnêteté de dire les choses telles qu'elles sont. Je ne juge pas ; je ne fais qu'exposer ce que j'ai vu au quotidien, tandis que j'ai vécu près d'un quart de siècle dans des monastères de tous types à travers toute la Birmanie. Je suis sûr qu'il n'y a guère de différence avec les autres pays bouddhistes, bien que je ne m'y sois que peu rendu, et même dans les autres religions, chez les chamanes et autres sorciers.
La plupart de ces gens qu'on appelle "des moines" ne sont que des "âmes égarées". Inconscients de leurs erreurs, ils se comportent ainsi uniquement parce qu'ils ont été conditionnés dès la naissance. Seuls ceux qui sont pourvus d'une maturité spirituelle exceptionnelle peuvent en sortir.
Attention : toute ma critique des moines prend appui sur le comportement auquel ils sont tenus. Il convient de garder à l'esprit que, comparé à un Européen moyen, un moine moyen reste un individu vertueux, assez serein, sobre, bienveillant et capable de se contenter de peu.
L'insecte-bâton. Comme celui qui est déguisé en moine, il a exactement la même apparence qu'un vrai bout de bois.
Quand je trouve une brindille accrochée à ma robe, je la prends puis la jette à terre. En la voyant grimper le mur, je comprends qu'il s'agit d'une fausse. La même chose si vous voyez un moine qui fume.
La comédie religieuse
On frappe à ma porte à l'aube.
- On est invités à l'extérieur pour le petit-déjeuner !
- Un instant, j'arrive !
Le temps de passer aux toilettes et de mettre mes robes et je sors. Une camionnette passe devant moi et quitte le monastère. En m'apercevant, un type m'indique :
- Ils viennent tous de partir.
Après une heure de méditation, je les entends revenir. Ils se rendent à une autre invitation, mais avec moi cette fois. Vous devez sûrement vous demander :
- Pourquoi accepter une deuxième invitation tout de suite après avoir déjà mangé ?
Vous ne devinez pas ? Alors voilà un indice… À l'issue de ces invitations, les donateurs distribuent de belles enveloppes…
– Un moine ne doit pas accepter plus d'une invitation à manger par jour.
– Un moine ne doit pas accepter, ni posséder, ni utiliser d'argent.
Le moine est celui qui pratique le renoncement de façon complète. Il prend donc grand soin d'éviter toute accumulation, et tout particulièrement d'argent.
En arrivant, nous prenons place dans un salon. Assis en face de nous, une trentaine de donateurs, dans leurs plus beaux vêtements et parures. Ils se prosternent. La robe fermée sans un faux pli, les moines affichent un visage grave, plus sérieux que jamais. Ils miment le renonçant parfait, ceux-là même qui, dans le monastère, un bout de robe en guise de short, jouent au foot sur le rythme de chansons à plein volume, tout en mâchouillant du bétel.
Les gens ne sont pas dupes, mais ils veulent rêver. Ils aiment imaginer qu'ils ont des êtres nobles en face d'eux, exactement comme dans les histoires qui se déroulent au temps de Bouddha et qu'on leur raconte depuis qu'ils sont bébés.
C'est un peu comme un homme qui préfère regarder sa femme quand elle est bien maquillée, donc regarder des produits artificiels plutôt que sa femme telle quelle. Maquillage vient de masque.
Ils récitent quelques soutras, dont le fameux Mettã Sutta, sur la bienveillance, sur un ton si lugubre. Je n'arrive pas à imaginer quelque chose de moins naturel que cette sinistre comédie religieuse.
C'est dans ces moments-là que j'ai envie de défroquer aussi promptement que si ma robe était couverte de scorpions. Je voulais seulement intégrer une noble communauté de renonçants. Mon sentiment, c'est de m'être trompé d'endroit, d'être tombé dans une secte de superstitieux. Je ferais bien de redevenir sans tarder un électron libre.
Ensuite, l'abbé prononce un discours sur les merveilleux avantages d'offrir des robes aux moines, que tout le monde a entendu des centaines de fois. C'est dommage, les moines ne font jamais de discours sur la définition que Bouddha donnait d'un noble moine – et qu'ils connaissent pourtant par cœur –, ou sur le bonheur et les avantages de se contenter de peu. La saleté est cachée sous le tapis.
L'abbé insiste sur le caractère noble de la communauté monastique. Je m'interroge alors sur la noblesse dans la manière de tenir une cigarette, de liker toutes les fake news de Facebook, de faire la sieste du déjeuner jusqu'au coucher de soleil, de bavarder le reste du temps ?
À la fin, pendant que ceux qui sont déguisés en moines récitent, les donateurs versent lentement de l'eau dans un pot métallique dédié à cet effet. Cela est perçu comme une chose sacrée qui apporte une protection. Voilà tout ce qui intéresse les gens de nos jours et qu'une communauté monastique prétendue si noble entretient à merveille.
Si les moines sont autant investis dans les récitations et les cérémonies, c'est parce qu'elles leur donnent le sentiment d'accomplir quelque chose. Ils ne comprennent pas que ce qui fait toute la force du renoncement, et qui donne à l'esprit l'espace nécessaire pour le développement de la sagesse, c'est précisément le rien, le vide, l'absence d'action, l'immobilité la plus complète.
Après l'eau, la plus sacrée des choses : l'une après l'autre, les enveloppes sont tombées dans les mains des "moines". Arrivé mon tour, j'ai simplement déclaré :
- On a des préceptes. Ce n'est pas convenable d'accepter de l'argent.
Plutôt que d'affronter un grand malaise, ils ont feints de n'avoir rien entendu.
Si cela avait été possible j'aurais bien dit à ces gens-là qu'ils gagneraient bien plus de mérite à donner des couvertures aux pauvres.
Dans l'un de ses premiers films, l'acteur Jean Dujardin jouait le rôle d'un surfeur : Brice. Il avait tout du surfeur parfait : le surf, la combinaison, la façon de s'exprimer, la coupe de cheveux, l'habileté à parler de surf. Le seul hic, c'est qu'il n'a jamais mis les pieds dans l'eau.
On peut bien le dire, hélas : la majorité des moines sont des Brice de la spiritualité.
Chanson monastique
De retour au monastère, ils diffusent des chansons traditionnelles à l'aide de gros hauts-parleurs pour attirer les habitants des quartiers voisins, donc leur potentiel de donations. Pourriez-vous imaginer cela chez nous ? Des Bénédictins ou des Chartreux, mettre de l'Édith Piaf à pleins décibels pour faire venir les dévots des villages voisins…
D'ailleurs, la mélodie de leurs récitations tient plus de la chanson que de la psalmodie.
On ne peut pourtant pas blâmer ces moines asiatiques ; ils sont conditionnés ainsi. Le mental des uns et des autres a façonné la tradition, qui elle, pollue complètement le monde monastique. Il est censé être détaché, mais de nos jours il est comme le monde laïc, c'est-à-dire mental. En d'autres termes, il s'oriente vers tout ce qui fait obstacle à la spiritualité : études, superstitions, récitations, activités sociales, etc.
Ainsi, les moines sont des laïcs en robe. Ils s'attachent à des manières, à des principes, à des croyances, ils ne se disent que des choses plaisantes à entendre. Il serait mal vu de se dire ses fautes ; pourtant c'est ce qu'il convient de faire si l'on veut progresser.
Je ne laisse pas Kassinou aboyer dans les récits, mais de là, je l'entends hurler « Doit-on comprendre que toi, tu es irréprochable ? »
Confession
Question vertu, on peut dire que j'ai l'esprit propre, mais ça n'a pas toujours été le cas. Je confesse avoir été un moine s'étant plusieurs fois laissé aller à la méconduite. Entre autres :
- Regarder des films.
- Regarder des jolies femmes avec désir.
- Filmer des spectacles de danse.
- Se brancher sur le réseau Wi-Fi des voisins à leur insu.
- Enfiler une tenue laïque le temps d'une soirée, pour pouvoir emmener des enfants dans un parc d'attractions, en Birmanie.
- Se baigner dans un lac pour le plaisir, et toutes sortes de petites choses du genre…
Donc quand je critique les moines, c'est aussi valable pour moi-même !
Les nobles laïcs
Il y a souvent dans les monastères ce que j'appelle un "noble laïc". Son profil est invariablement le même :
- S'il ne réside pas sur place, il y demeure le plus clair de son temps.
- C'est un homme âgé.
- Il est humble, discret.
- Il prend soin de diverses choses dans le monastère.
- Il se contente de très peu de choses.
- Il est vêtu très simplement.
- Il médite régulièrement.
- Quand il y a du monde, il n'est pas là.
Vous l'aurez compris, le noble laïc est un homme qui a tout d'un moine, le déguisement en moins. Personne ne prête attention à lui, on ne lui fait pas d'offrandes, nul ne se prosterne devant lui. Pourtant, cet homme sincère et vertueux a un mérite bien plus grand que la plupart des moines.
Il dort dehors ou dans ce qui reste d'une vieille hutte. Il se nourrit des restes du repas des moines, ce qui signifie que tout ce qui est bon a été mangé. Bref, c'est un véritable renonçant et il est si modeste qu'il ne le sait même pas.
C'est un individu semblable qui s'approche de moi, aujourd'hui. On échange quelques mots sur ma pratique. Il m'annonce qu'il médite 3 heures par jour. Précision inutile, en voyant ses yeux justes et brillants, on le devine bien.
Comme j'ai la gorge sèche, je me hâte d'aller boire une gorgée d'eau. Quand je reviens à la porte, l'homme a disparu. Je ne le reverrai plus, car j'ai l'habitude de rester dans mon coin.
Lors de ma collecte alimentaire, je rencontre un jeune marchand qui me propose de venir dans le monastère situé près de son village. Une dizaine de jours plus tard, je me retrouve dans le silence de la vaste campagne montagneuse du Shan. Le monastère a la particularité d'être sur une île au milieu d'un lac…